Le Monde: Louise Arbour, justice sans frontières (22 April 2005)

Summary: Louise Arbour parle de la 61ème session de la
Commission des droits de l'Homme, et de sa
volonté de médiatiser les droits de l'homme.

Louise Arbour veut médiatiser les droits de l'homme, en parler autrement,
mais elle ne veut pas pour autant "sombrer dans le vedettariat". Vedette,
le nouveau haut commissaire aux droits de l'homme des Nations unies l'est
déjà, à sa manière, depuis 1996, année où elle est devenue procureur du
Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY). C'est elle, la
petite juge canadienne, qui le 27 mai 1999 a inculpé de crimes contre
l'humanité et crimes de guerre l'ancien président serbe Slobodan Milosevic.

"Je n'ai rien fait d'extraordinaire", dit cette ancienne magistrate à la Cour
suprême du Canada. "En tant que juriste je savais, dès mon arrivée au
TPIY, qu'en remontant la chaîne de commandement j'arriverais bien à
Milosevic." Elle ne l'a pas rencontré. "Je n'avais aucune envie de le voir",
répond-elle de la cuisine de sa maison, où, en jeans et baskets, elle
prépare un café. "Vous savez, je n'ai pas du tout une vision romantique
des criminels de guerre. Ce sont souvent des gens très médiocres."

En cet après-midi de printemps gris, le salon de Louise Arbour baigne dans
la lumière ; les murs blancs et les poutres foncées luisent, malgré la
pluie. "Ce sont les montagnes qui donnent cette lumière argentée. Quand
il fait beau je vois le Jura, c'est magique et tellement romantique." Sa
maison, une vieille grange dans le petit village de Prégny, est proche de
Genève, au milieu de champs verts, recouverts de fleurs sauvages. "C'est
bizarre le destin, poursuit-elle ; j'ai toujours voulu vivre dans des grandes
villes comme New York, Paris ou Londres, mais selon les aléas de ma vie
professionnelle je me suis retrouvée à La Haye, Ottawa et Genève." Vivre
à New York n'est pas exclu pour elle, puisque l'arrivée d'une femme au
secrétariat général des Nations unies, après le départ de Kofi Annan, est
une hypothèse qui circule dans les milieux diplomatiques.

Elle est loin, aujourd'hui, la Louise Arbour du pensionnat catholique de
Montréal où ses parents lui ont fait suivre des études secondaires, dans
un milieu exclusivement francophone. Après de brillantes études de droit à
l'université de Montréal, elle a connu une ascension fulgurante et décroché
un poste d'assistante juridique à la Cour suprême du Canada. "Je n'ai
jamais eu un plan de carrière, les choses se sont passées par hasard", dit-
elle.

Et pourtant, elle n'a jamais hésité à prendre des positions peu
conventionnelles, comme le droit de vote aux détenus ; elle se distingue
également en 1995, à la tête d'une commission d'enquête sur la prison
pour femmes de Kingston, dans l'Ontario, et rédige un rapport dévastateur
sur le système pénitentiaire canadien. C'est donc une juge aussi efficace
qu'audacieuse qui devient une figure internationale à son arrivée à la tête
du TPIY. Aujourd'hui, elle assure qu'elle ne savait pas dans quoi elle se
lançait, mais dans ces fonctions elle n'a pas hésité à choquer, accusant la
France, en 1997, de "traîner les pieds" en Bosnie en évitant d'arrêter les
criminels de guerre.

Lorsqu'en pleine guerre du Kosovo elle inculpe le président de la Serbie,
Slobodan Milosevic, de nombreux observateurs internationaux critiquent
son action, car ils pensent que cela compromet les chances de conclure un
accord de paix avec Belgrade.

"Au début je voyais le TPIY comme un exercice académique, une sorte de
laboratoire de l'après-Nuremberg. Eh bien, c'était du concret." L'expérience
l'a durablement marquée. Ensuite, pendant presque cinq années, Louise
Arbour a renoué avec une vie "normale", comme juge à la Cour suprême
du Canada. Elle s'y voyait "jusqu'à la retraite", mais Kofi Annan lui propose,
en juin 2004, de prendre la tête du Haut-Commissariat pour les droits de
l'homme pour remplacer le Brésilien Sergio Vieira de Mello, assassiné à
Bagdad le 19 août 2003. "J'ai d'abord refusé, mais j'ai été prise de
nostalgie en me souvenant de mes années à La Haye et j'ai fini par
accepter. Ce que je fais est passionnant. Difficile, mais passionnant."

Pour l'heure, Louise Arbour ne pense qu'à la 61e session annuelle de la
Commission des droits de l'homme de l'ONU (CDH), qui devait s'achever
vendredi 22 avril à Genève. Elle doit présenter, d'ici au 20 mai, son rapport
sur la réforme de cette instance de l'ONU dédiée aux droits de l'homme,
vivement critiquée depuis de nombreuses années tant pour son
fonctionnement que pour ses avis.

"Je trouve, dit-elle, que cette Commission est un désert intellectuel !" Elle
se désole de constater que, contrairement à ce que laisse à penser la
presse, il n'y a même pas de vraies batailles entre des "bons" et
des "méchants". "Ce ne sont que des monologues..., soupire-t-elle.
Heureusement, le temps des réformes est arrivé."

Après la présentation de son rapport, Louise Arbour doit effectuer un
déplacement à Washington : "On verra comment j'y serai reçue." A
Moscou, Vladimir Poutine l'a accueillie avec des fleurs. "C'était drôle, je suis
arrivée à Moscou le jour de mon anniversaire, le 10 février, et Vladimir
Poutine m'attendait comme un petit garçon bien élevé qui offre des fleurs à
sa maîtresse d'école." Malgré cette offensive de charme, le président russe
n'a pas encore fixé une date pour la visite de Louise Arbour en Tchétchénie.

En mai, elle ira en Colombie, puis en Chine ; mais il ne faut pas attendre de
la Canadienne des grandes déclarations après chaque voyage. Elle pense
que l'heure n'est plus aux grandes condamnations. Elle se demande,
d'ailleurs, si Kofi Annan a eu raison de déclarer que la guerre en Irak était
illégale. "Fallait-il vraiment dire l'évidence et payer maintenant le prix qu'il
paie ? Je me le demande."

Il est temps de partir. Les collègues du haut commissaire arrivent pour
travailler sur le rapport. "C'est quoi encore cette "coopération technique"
que tout le monde veut avoir avec les pays violateurs ?, demande-t-elle à
un conseiller. Je suis sûre que c'est un euphémisme pour ne rien faire !"
Dans un éclat de rire, elle ouvre la porte.

Afsané Bassir Pour
Article paru dans Le Monde, 23 April 2005

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