Soumis par Louise le
’Taking Action on Sexual Exploitation and Abuse by Peacekeepers’ (Répondre à l’exploitation sexuelle et aux abus des casques bleus) - Le rapport d’experts indépendants sur l’exploitation sexuelle et les abus commis par des casques bleus internationaux en République Centrafricaine.
Ce rapport, très attendu, vient d’être mis en ligne et se penche sur la réponse apportée par les Nations unies après la découverte des abus sexuels commis sur des enfants par des casques bleus. Le ton du rapport se veut accusateur vis-à-vis de l’attitude de plusieurs hauts fonctionnaires de l’ONU mais également vis-à-vis des échecs importants et systématiques dans la réponse de l’ONU concernant l’exploitation et les abus commis sur des enfants. Le rapport décrit un système onusien complètement incapable de donner une réponse appropriée aux crimes répréhensibles perpétrés à l’égard d’enfants vulnérables par des casques bleus mandatés par l’ONU dans le camp pour personnes déplacées de Bangui. Bien que le Secrétaire Général de l’ONU Ban Ki-Moon ait répété qu’il n’y aurait ’aucune tolérance’ et qu’il se tiendrait à la politique de tolérance zéro, de nombreux échecs institutionnels ont été recensées dans ce rapport de 170 pages.
CRIN salue la publication de ce rapport et nous sommes satisfaits de constater que bon nombre des recommandations et questions que nous avions soumises au groupe d’experts ont été prises en compte.
Résumé du rapport
Le rapport pointe du doigt la façon dont l’affaire des abus sexuels sur des enfants en RCA est passée de bureau en bureau, de boîte de réception en boîte de réception, dans différents organes de l’ONU sans jamais trouver de destinataire disposé à prendre la responsabilité de réagir à ces violations graves des droits de l’homme. Il indique que « les membres du personnel étaient plus concernés par le fait de savoir si ces allégations avaient été communiquées à tort aux autorités françaises, préférant se focaliser sur des protocoles que sur les actions à mener.
Le bien-être des victimes et la responsabilité des coupables semblent n’avoir été pris en compte qu’en second plan - si prise en compte il y a eu. Dans tous les cas, la réponse de l’ONU a été disparate et bureaucratique et n’a pas atteint l’objectif du mandat de base de l’ONU qui est de combattre les violations des droits de l’homme. »
Dans son évaluation des actions menées par les organisations et les individus, le rapport accable l’UNICEF et la Section Droits de l'Homme et Justice (SDHJ) de la mission de l’ONU en RCA (MINUSCA). Bien que ces deux organisations se soient entretenues avec des enfants ayant dénoncés des abus, le rapport note que la SDHJ n’a pas mené d’enquête suffisamment poussée sur ces allégations et que « la SDHJ a pris la décision de ne pas rapporter en urgence ces allégations au Haut-commissaire des Nations unies aux droits de l'homme basé à Genève ».
De plus, concernant le suivi des victimes, le rapport indique que bien que « les services prévus par les ONG (locales) étaient clairement insuffisants, le plus alarmant est que l’UNICEF ait été incapable de surveiller la conduite de ses ONG partenaires ni de d’assurer du suivi des enfants. » Ni l’UNICEF ni a SDHJ n’ont cherché à localiser d’autres enfants-victimes mentionnées au cours des entretiens pour s’assurer qu’elles n’avaient pas de besoin des services de protection.
Le rapport note qu’il est choquant que « l’UNICEF ne soit intervenu auprès de l’ONG locale qu’en mai 2015 après que les médias internationaux ont commencé à rapporter les allégations, et un an après que l’ONU en avait eu connaissance. C’est seulement à partir de ce moment que l’UNICEF a cherché à localiser les enfants afin de les protéger. Ce retard inacceptable dans la mise en place de la protection des enfants, a, selon l’opinion du groupe d’experts, dénaturé les obligations de la MINUSCA, de la SDHJ, de l’UNICEF et de la Représentante Spéciale du Secrétaire Général sur les enfants et les conflits armés (RSSG ECA) placés sous le mandat de protection de l’ONU.»
Le rapport condamne avec autant de vigueur les actions de nombreux responsables onusiens, et révèle que trois d’entre eux ont directement abusé de leur autorité : la personne alors en charge de la section des droits de l’homme pour la mission en RCA (MINUSCA) ; le Rapporteur Spécial du Secrétaire Général à la tête de la mission MINUSCA à ce moment-là ; et le Sous-Secrétaire Général pour le Bureau des services du contrôle interne (BSCI).
D’autres responsables onusien sont pointés du doigt pour ne pas avoir rempli leurs devoirs, bien que mis au courant des allégations à de nombreuses reprises entre mai et août 2014. Par exemple, le chef de la mission (le Rapporteur Spécial du Secrétaire Général, ou « RSSG de la MINUSCA ») n’a pas pris les mesures nécessaires. Dans le même registre, la branche africaine du HCDH n’a pris aucune mesure concrète pour effectuer un suivi avec la SDHJ ou le chef de la mission de l’ONU en RCA.
Le rapport montre également que la Représentante Spéciale du Secrétaire Général pour les enfants et les conflits armés (RSSG ECA) n'a pas cherché à obtenir des détails sur les allégations auprès de l’UNICEF, et n'a pas cherché à connaître les conclusions de l’enquête des autorités françaises afin de déterminer si toutes les mesures appropriées avaient été adoptées pour éviter de nouveaux abus.
Bien que les abus sexuels sur enfants dans le contexte de conflits armés soient au cœur de son mandat, la Représentante Spéciale n’a pris aucune mesure pour s’informer de de ce qui était fait par l’ONU dans cette affaire avant le printemps 2015, lorsque les médias internationaux ont fait connaître ces allégations au public.
Les recherches ont également permis de mettre en cause de nombreux autres responsables onusiens, sans que dans leur cas le groupe d’expert ne considère que soit franchi le seuil pour relever de l’abus d’autorité. Malgré les recherches poussées dirigées par le groupe d’experts à l’encontre des individus cités précédemment, des questions restent en suspens concernant les rôles joués par le Haut Commissaire pour les Droits de l’Homme, le Directeur Général de l’UNICEF, le Chef du bureau de déontologie et le Chef de Cabinet du Secrétaire-Général.
Le rapport examine minutieusement le rôle joué par Anders Kompass et les tentatives de licenciement à son encontre, et l’exonère complètement de tout tort. Au cours de l’analyse de son rôle dans la transmission des informations concernant les allégations aux autorités françaises, le rapport dispose qu’il « existe une pratique reconnue au sein du personnel du HCDH : l’application de la « diplomatie discrète » dans les relations avec les représentants de gouvernements locaux pour le suivi de violations des droits de l’homme. Selon l’opinion du groupe d’experts, le Directeur de la division des opérations hors-siège et de la coopération technique n’a donc pas dénaturé sa fonction ni abusé de son pouvoir lorsqu’il a transmis les notes de l’opération Sangaris aux autorités françaises. »
De plus, le rapport mentionne que « si le fait de partager les noms des victimes avec les autorités françaises avait mis les enfants en danger, l’ONU aurait pris en urgence des mesures pour protéger les enfants dès août 2014 lorsque leur identité a été révélée pour la première fois. A l’inverse, aucune action n’a été menée pour retrouver ces enfants, les transférer hors du camp M’Poko et évaluer leurs besoins en termes de sécurité avant mai 2015. Il est donc raisonnable de penser que les différentes agences, unités ou bureaux de l’ONU n’avaient pas en tête à l’époque que la transmission des notes de la mission Sangaris pouvait mettre en danger les enfants concernés. »
Dès lors pour expliquer la mise à pied de Kompass par le Haut Commissariat aux Droits de l’Homme (HCDH) (avant qu’il ne soit réintégré à la suite d’un jugement d’appel favorable), le rapport explique que « le Haut Commissariat a démontré une forte détermination à poursuivre l’enquête sur les actions prises par le Directeur. Cette détermination était basée sur l’idée préconçue que le Directeur devait avoir des intérêts personnels cachés pour partager les informations avec les autorités françaises. » Il reste encore des questions aujourd’hui sur les raisons pour lesquelles le HCDH était si attaché à continuer l’enquête. Le rapport égratigne également le rôle de la Directrice du Bureau de la déontologie des Nations unies, dont le rôle est de gérer le programme de protection des lanceurs d’alertes. Elle aurait dû maintenir son indépendance tant vis-à-vis de la haute direction que de l’enquête du BSCI.
Le rapport révèle aussi que le contrôle dans le recrutement des casques bleus était et continue d’être complètement inefficace. Les enquêtes sont imparfaites, le système est trop largement fragmenté et les données ne sont pas fiables. Cela montre principalement que les droits des victimes ont été totalement bafoués par les mêmes organisations qui ont le devoir de les protéger. L’accent que le rapport met sur les droits des victimes est certainement encourageant puisqu’il note que les abus sexuels commis par des casques bleus ne sont pas des affaires de discipline mais des violations des droits fondamentaux des victimes, auxquelles s’ajoutent bien souvent une violation du droit humanitaire international et du droit pénal international.
Le fait que le rapport se concentre sur les victimes d’abus, plutôt que sur le côté disciplinaire des allégations, montre à quel point les premières réponses aux allégations étaient méprisantes à l’égard des victimes. « Que les forces de maintien de la paix ait agi sous commandement directs de l’ONU ou non, les victimes doivent être la priorité. »
Principales recommandations
Recommandation 1 :
Reconnaître que l’exploitation sexuelle et les abus par les casques bleus, que le présumé coupable soit placé sous le commandement de l’ONU ou non, sont des formes de violences sexuelles liées à une situation de conflit et doivent par conséquent être gérées dans le cadre des politiques de l’ONU relatives aux droits de l’homme.
Recommandation 2 :
Créer une Unité de Coordination au sein du HCDH rapportant directement au Haut Commissaire des Droits de l’Homme pour superviser et coordonner les réponses aux violences sexuelles liées au conflit, c’est-à-dire : surveiller, rapporter et effectuer un suivi des allégations d’abus sexuels ; analyser les données avec pour but de déterminer tendances et pratiques courantes afin d’améliorer la prévention et la responsabilité ; effectuer un suivi de la mise en œuvre des recommandations du groupe d’experts.
Recommandation 3 :
Créer un groupe de travail pour aider l’Unité de Coordination, composé d’experts (dont des spécialistes qualifiés pour répondre aux violences sexuelles commises par des forces internationales) et de représentants des pays fournisseurs de contingents. Le groupe de travail devra développer une politique unique visant à harmoniser les provisions relatives aux abus et à l’exploitation sexuelles, et celles relatives aux droits de l’homme. Il devra aussi développer des procédures pour la mise en œuvre de la responsabilité pénale en cas de violences sexuelles.
Recommandation 4 :
Exiger le rapport obligatoire et immédiat de toutes allégations de violence sexuelle aux personnes suivantes : chef de la section des droits de l’homme de la mission, ou l’agent chargé des rapports ; et dans le cas d’affaires de violence sexuelle concernant des enfants, l’officier de protection de l’enfant, ainsi que l’UNICEF et le RSSG ECA ; dans le cas de violences sexuelles concernant des adultes, le RSSG sur les Violences Sexuelles dans les Conflits Armés ; et l’Unité de Coordination.
Recommandation 5 :
Créer, sous l’autorité de l’Unité de Coordination, une équipe d’enquêteurs professionnels prête à être déployée à tout moment lorsque des violences sexuelles liées au conflit commises par des casques bleus sont rapportées.
Recommandation 6 :
Confier au groupe de travail (cf. recommandation 3) la surveillance des politiques confidentialité de l’ONU afin d’établir un juste équilibre entre le consentement éclairé, la protection et la responsabilité.
Recommandation 7 :
Créer un fond fiduciaire pour permettre de délivrer des services particuliers aux victimes de violences sexuelles liées au conflit.
Recommandation 8 :
Négocier avec les États fournisseurs de contingents l’établissement de dispositions assurant des poursuites judiciaries, permettant également aux pays d’accueil de juger par le biais de sous-juridictions des crimes sexuels commis par des casques bleus.
Recommandation 9 :
Négocier l’ajout, dans les accords avec les États fournisseurs de contingents, de dispositions assurant la transparence and la coopération dans les procédures de responsabilisation.
Recommandation 10 :
Adopter une stratégie sur l’immunité, qui présuppose la coopération et la participation active du personnel de l’ONU dans les procédures de responsabilisation.
Recommandation 11 :
Négocier avec les États fournisseurs de contingents des dispositions mettant en place la surveillance des troupes armées, se rapprochant ainsi des standards décrits dans la Politique de diligence voulue en matière de droits de l’homme.
Recommandation 12 :
Maintenir, au Haut Commissariat aux Droits de l'Homme, une base de données sur les droits de l’homme complète et mise à jour.