[24 mars 2016] - A Harugongo, la mine fait face à l’école. Mais, dans ce village de l’ouest de l’Ouganda, à une dizaine de kilomètres au nord de la ville de Fort Portal, les enfants n’ont pas vraiment le choix. Vincent, 17 ans, pioche depuis cinq ans déjà. La nuit souvent. Le dimanche toujours. « Il y en a qui commencent plus jeunes que moi, à 11 ans même », explique-t-il. Vincent montre une plaie à son mollet. « On charge les camions le soir. Une pierre m’est tombée dessus. » Il se plaint de toux, de vertiges, de douleurs aux poumons. « Il y a beaucoup de poussière. Tu inhales ça toute la journée. J’ai des problèmes pour respirer. Quand je tousse, ça me brûle. »
Les carrières à ciel ouvert courent sur plusieurs centaines de mètres, dessinant de larges cavités grisonnantes le long des collines, face aux sommets émeraude du Rwenzori, « montagnes de la Lune » et frontière naturelle entre l’Ouganda et le Congo. La caillasse extraite ici est une roche volcanique, couleur grisâtre : la pouzzolane. « Coupée » avec du clinker (mélange de calcaire et d’argile broyé et enfourné), elle permet de produire un ciment bon marché en grande quantité.
Selon les acteurs rencontrés sur place par Le Monde, la pouzzolane extraite par les enfants d’Harugongo fournit la cimenterie de la société Hima, filiale ougandaise du leader mondial des matériaux de construction, LafargeHolcim. « Ils sont plusieurs centaines à travailler ici pour aider leurs parents plutôt que d’aller à l’école, dénonce Gerald Kankya, lanceur d’alerte local et directeur de l’ONG Twerwaneho Listeners Club. La pouzzolane est vendue à des intermédiaires, qui livrent ensuite leur cargaison à Hima et LafargeHolcim. »
Deux euros par jour
A Harugongo, à l’écart de la mine, on rencontre aussi Christophe. Il dit avoir 16 ans, mais en paraît trois ou quatre de moins. « Ça fait trois ans que je travaille dans la mine », lâche le jeune garçon, un pantalon blanc tâché de poussière et des tongs aux pieds. « C’est dangereux, mais je n’ai rien d’autre à me mettre. Souvent, je travaille même pieds nus », dit-il. De nombreuses plaies, autant de petites boules noires, pigmentent ses orteils et ses chevilles.
Certes, des adultes travaillent aussi dans les mines d’Harugongo. Certains disposent de moyens mécanisés, voire de pelleteuses. Mais les enfants, de leur côté, expliquent piocher sans protection, au burin, au marteau, parfois à la main.
Ronald est le « manageur » d’une des mines du coin. « Je ne sais pas combien de gens travaillent dans ma carrière, admet-il. Je ne fais pas d’entretien d’embauche. Tous ceux qui veulent travailler peuvent venir. » Enfants compris, bien sûr. L’activité est lucrative : Ronald explique prélever 30 % de commission sur les chargements de pouzzolane. Le travail abattu, les camions remplis, les enfants touchent au mieux de 7 000 à 8 000 shillings ougandais par jour. Un peu moins de 2 euros.
Une partie de la pouzzolane est utilisée par des artisans locaux. Mais l’essentiel, Ronald l’affirme sans broncher, part pour la cimenterie de Hima et de LafargeHolcim. Le géant du ciment, numéro un du secteur, issu de la fusion du français Lafarge et du suisse Holcim en juillet 2015, employant 115 000 personnes dans 90 pays pour un chiffre d’affaires de près de 30 milliards d’euros, ignore-t-il ce qui se passe dans les mines de l’Ouest ougandais ? « Non, ils savent »,assure Ronald. Lui-même dit avoir vu « un Blanc d’Hima » venir constater l’état des carrières en avril 2015. Information invérifiable. Mais une certitude : le site n’aime pas les visiteurs. Impossible de prendre des photos des mineurs. Une vingtaine de minutes après notre arrivée, Ronald reçoit un appel. « Ça vient de Kampala [la capitale]. Ils me disent que vous devez partir. »
La cimenterie Hima est située dans la ville du même nom, à une soixantaine de kilomètres au sud d’Harugongo. La bourgade est lugubre, dominée par les cheminées de l’usine, ses maisons écrasées par la chaleur et une poussière tenace. Mais les habitants ont vu pire. « Avant, il y avait tellement de pollution, on ne voyait pas à cinq mètres », se souvient Afsa Bonabana, 43 ans, qui tient là une petite épicerie de quartier.
Le cimentier ougandais Hima, privatisé en 1994, a été acquis cinq ans plus tard par Lafarge, grâce à un rachat mené avec sa filiale est-africaine Bamburi Cement. Le site d’Hima consomme quelque 30 000 tonnes de pouzzolane chaque mois, la moitié provenant des mines autour de Fort Portal et d’Harugongo.
Lafarge, avant sa fusion avec Holcim, s’était engagé avec force contre le travail des enfants. En 2013, l’entreprise avait signé un « accord global sur la responsabilité sociale de l’entreprise et sur les relations sociales internationales » avec plusieurs fédérations syndicales internationales. Dans ce texte, le groupe s’engageait à interdire toute « main-d’œuvre enfantine, sous quelque forme que ce soit ». L’accord « s’applique à toutes les activités de Lafarge et de ses filiales »,précise le texte. Et donc à Hima.
Contacté par Le Monde, LafargeHolcim et Hima affirment « bannir » le travail des enfants, soulignant avoir exigé de leurs fournisseurs la signature d’un engagement « traitant des questions éthiques et des droits de la personne ». Le groupe explique avoir « restreint de beaucoup le nombre de ses fournisseurs de pouzzolane [cinq actuellement pour la cimenterie Hima en Ouganda, dont les services de communication de LafargeHolcim ne précisent pas l’identité] et qu’ils utilisent des moyens d’extraction mécanisés ». LafargeHolcim assure « ne se fournir qu’auprès de fournisseurs autorisés par le gouvernement, ayant des permis d’exploitation minière valides et respectant le droit du travail ougandais ».
Un statut juridique flou
Des arguments rejetés par les organisations de défense des droits de l’homme. « LafargeHolcim et Hima essaient de se cacher derrière leurs intermédiaires. Ils pensent ainsi qu’ils ne seront pas tenus directement responsables, insiste Peter Magelah, avocat spécialiste du droit minier à l’organisation de protection des droits de l’homme Chapter Four Uganda. Les gens qui viennent exploiter ces carrières font quelque chose d’illégal, dans la mesure où la plupart n’ont pas de permis pour le faire. »
Le statut juridique de centaines de mines autour de Fort Portal est des plus flous. Hima n’en est pas propriétaire et admet ne pas avoir « de contrôle direct » sur celles-ci. L’entreprise explique posséder un « permis d’exploration » sur la pouzzolane depuis 2014 et postuler actuellement afin d’obtenir un « permis d’exploitation ». Cela, explique Hima, « permettra d’avoir notre propre carrière à Fort Portal et le contrôle total sur l’exploitation minière ».
Signataire de la plupart des textes internationaux sur les droits de l’enfant, l’Ouganda voit plus de 30 % de ses 5-14 ans aller au travail, selon une étude menée par le département du travail américain en 2014.
« Les multinationales comme LafargeHolcim sont protégées par le pouvoir »,insiste M. Magelah. Depuis 1986, le président Yoweri Museveni a libéralisé l’économie et encouragé les investissements étrangers. Son pays a ainsi connu une croissance soutenue pendant trente ans (5,5 % prévus en 2016, selon le FMI). « La politique de Museveni a encouragé toutes les dérives, et les violations des droits de son propre peuple », déplore Gerald Kankya.
L’Afrique de l’Est est affamée d’« or gris ». De l’Ethiopie à la Tanzanie, les projets d’infrastructures des gouvernements nécessitent d’importantes quantités de ciment, et donc de pouzzolane. En Ouganda, les « grands travaux de Museveni » prévoient la construction du barrage de Karuma (qui devrait fournir 40 % de l’électricité du pays), ou une autoroute reliant Kampala à Entebbe et son aéroport international.
La production doit donc augmenter, alors que le pays importe toujours près de 400 000 tonnes de ciment par an, selon le rapport 2015 du Bureau des statistiques ougandais. LafargeHolcim est en concurrence avec les cimenteries du milliardaire nigérian Aliko Dangote, présent en Tanzanie et en Ethiopie. En 2010, Hima a investi 120 millions de dollars (106 millions d’euros) pour faire passer les capacités de son usine de 350 000 à 850 000 tonnes de ciment par an.
La demande de pouzzolane est donc forte, et les enfants d’Harugongo risquent d’avoir encore longtemps du travail à la mine. Christophe pense pourtant à la quitter. « Je suis faible, je n’ai plus d’énergie », dit le jeune garçon. Au sol, on évite des buissons verts dont les feuilles caractéristiques tranchent dans la grisaille. « Le travail est trop dur, soupire M. Kankya. A la pause, ils prennent du cannabis. »