ÉDITORIAL : Les droits de l'enfant et l’industrie pharmaceutique

[3 October 2012] -

Incontestablement, le rĂŽle de la mĂ©decine est prĂ©dominant pour garantir les droits des enfants. La Convention relative aux droits de l'enfant dĂ©finit en effet clairement leurs droits Ă  la survie, au dĂ©veloppement, et au meilleur niveau de santĂ© possible, qui tous doivent ĂȘtre respectĂ©s pour qu’ils puissent bĂ©nĂ©ficier de l’ensemble des droits reconnus par la Convention. L’assistance mĂ©dicale est par consĂ©quent indispensable Ă  la rĂ©alisation de tous les droits des enfants, les mĂ©dicaments sur ordonnance constituant souvent une part importante des soins de santĂ©.

Mais qu’en est-il lorsque les entreprises qui fournissent des mĂ©dicaments d’importance vitale violent les droits de certains enfants pour amĂ©liorer les soins dont d’autres bĂ©nĂ©ficient, ou plus prosaĂŻquement leurs rĂ©sultats financiers ? Avec la mondialisation croissante de l’industrie pharmaceutique, cette question est d’autant plus importante. La multiplication des poursuites et des enquĂȘtes de par le monde ces derniĂšres annĂ©es suscite des inquiĂ©tudes non seulement quant aux essais cliniques sur les enfants, mais aussi quant Ă  l’administration Ă  ceux-ci de mĂ©dicaments non testĂ©s ou non nĂ©cessaires. Cet Ă©ditorial en offre un inventaire.

Essais en procĂšs

Tester un mĂ©dicament sur des enfants est Ă©thiquement prĂ©occupant, en particulier dans les pays au sein desquels le mĂ©dicament en question n’atteindra probablement jamais les Ă©tals des pharmacies. Pourtant, les entreprises pharmaceutiques continuent d’externaliser des essais dans des pays moins dĂ©veloppĂ©s oĂč les coĂ»ts sont faibles, et les mĂ©decins et patients plus facilement convaincus – voire forcĂ©s – de participer. Dans les pires cas, les essais entraĂźnent morts ou invaliditĂ©s permanentes.  Certains survivants ou proches des victimes entament des poursuites en justice ; d’autres appellent leurs gouvernements Ă  sĂ©vir contre les entreprises et les mĂ©decins qui ne respectent pas les rĂšgles des essais cliniques, et violent les droits des enfants en toute impunitĂ©.

Durant l’étĂ© 2011 par exemple, le gĂ©ant pharmaceutique Pfizer a commencĂ© Ă  verser de l’argent aux familles d’enfants NigĂ©riens morts de la mĂ©ningite Ă  la suite d’un essai clinique controversĂ©, entachĂ© par des soupçons d’absence de consentement, de documentation inadĂ©quate et d’erreurs mĂ©dicales. Les indemnisations ont cependant tardĂ© Ă  arriver, et Pfizer est depuis menacĂ© d’une action en justice requĂ©rant un paiement rapide pour ces justes rĂ©clamations. Au mĂȘme moment, d’autres militants ont exprimĂ© leurs prĂ©occupations quant Ă  l’obligation pour les plaignants de se soumettre Ă  un test ADN. Beaucoup de victimes ne comprenant pas ce en quoi ce prĂ©lĂšvement consiste et craignant dĂ©sormais toute interaction avec l’entreprise, certaines ont choisi d’abandonner toute revendication.

De mĂȘme, des militants en Inde s’indignent que des mĂ©decins impliquĂ©s dans des essais secrets de mĂ©dicaments sur des enfants et d’autres patients aux difficultĂ©s d’apprentissage n’aient reçu que des amendes de moins de 100 dollars. Les mĂ©decins, parmi lesquels deux nient encore un quelconque mĂ©fait, auraient Ă©tĂ© payĂ©s par les compagnies pharmaceutiques pour tester des traitements pour la dysfonction sexuelle et d’autres problĂšmes sur plus de 200 patients. Le gouvernement de l’État du Madhya Pradesh, oĂč les essais ont eu lieu, a confirmĂ© que ceux-ci n’avaient pas Ă©tĂ© autorisĂ©s par les autoritĂ©s sanitaires, ajoutant que les mĂ©decins ayant pris part au processus refusent dĂ©sormais de fournir de plus amples dĂ©tails au nom du secret mĂ©dical. NĂ©anmoins, beaucoup craignent que les amendes Ă©mises par le gouvernement ne soient que nominales et ne contribuent guĂšre Ă  Ă©viter d’ultĂ©rieurs essais illĂ©gaux.

Une main peut-ĂȘtre plus lourde dans un tribunal argentin a rĂ©cemment condamnĂ© le laboratoire pharmaceutique britannique GlaxoSmithKline Ă  une amende de 230 000 dollars aprĂšs la mort de 14 bĂ©bĂ©s durant l’essai d’un vaccin. L’entreprise a Ă©tĂ© critiquĂ©e pour sa gestion des tests et son choix de les effectuer au sein d’une communautĂ© fort appauvrie, de nombreux parents disant en outre n’avoir Ă©tĂ© informĂ©s de la participation de leurs enfants Ă  un essai clinique qu’aprĂšs l’administration du vaccin.

Bien qu’il n'ait pas encore Ă©tĂ© confrontĂ© Ă  des poursuites judiciaires, plusieurs rapports montrent que le gĂ©ant de l’industrie Bayer conduit « un nombre sans cesse croissants d’essais cliniques dangereux dans des pays pauvres, car ces derniers offrent un grand rĂ©servoir de sujets de test, des prix bas, des procĂ©dures rapides, et une moindre surveillance des autoritĂ©s ». En Inde, les bas coĂ»ts, la forte population et la faiblesse de la rĂ©gulation gouvernementale ont fait du pays un paradis pour essais de mĂ©dicaments, et l’on compte aujourd’hui presque 2000 Ă©tudes cliniques menĂ©es sur prĂšs de 150 000 personnes Ă  travers le pays.

Malheureusement, l’augmentation du nombre d’essais va de pair avec celle du nombre de morts, le ministĂšre de la SantĂ© indien dĂ©nombrant plus de 1700 dĂ©cĂšs de participants ces 4 derniĂšres annĂ©es, 138 d’entre eux en lien avec Bayer. Et selon les experts, le nombre rĂ©el pourrait ĂȘtre bien plus Ă©levĂ©, la plupart de ces dĂ©cĂšs n’étant pas dĂ©clarĂ©s comme tels en raison de l’absence d’enquĂȘte, d’autopsie, et de la mĂ©connaissance des proches de la participation du dĂ©funt Ă  un essai clinique. Enfin, le probable illettrisme et l’extrĂȘme pauvretĂ© de la plupart des participants soulĂšvent des questions quant Ă  leur consentement Ă©clairĂ© et Ă  la qualitĂ© de information relative aux risques des traitements expĂ©rimentaux qui devrait leur avoir Ă©tĂ© dĂ©livrĂ©e.

L’Inde n’est pas la seule concernĂ©e : Bayer a Ă©galement effectuĂ© des tests sur des humains dans d’autres pays oĂč la population dĂ©favorisĂ©e est importante, notamment en Colombie, au Pakistan, en Moldavie, aux Philippines et en Chine. Bien que tous aient eu des consĂ©quences dĂ©sastreuses, des essais semblables sur des enfants en Pologne par une autre entreprise ont suscitĂ© la colĂšre et la dĂ©ception de leurs parents, les mĂ©dicaments ayant suscitĂ© une amĂ©lioration significative de leur santĂ© leur ayant Ă©tĂ© retirĂ©s une fois ceux-ci terminĂ©s. Une mĂšre s’inquiĂšte ainsi non seulement du traitement de son enfant Ă  l’avenir, mais remet aussi en question sa dĂ©cision initiale de le porter volontaire : « Je ne peux pas croire que j’aie inscrit mon fils Ă  cet essai sans vraiment comprendre ce que j’acceptais. J’ai Ă©tĂ© aveugle, et maintenant je me rends compte que les gens qui participent Ă  des essais cliniques devraient avoir le droit de poser des questions et d’ĂȘtre traitĂ©s comme des ĂȘtres humains, pas seulement comme des cobayes ».

Eaux troubles

De l’autre cĂŽtĂ© de la chaĂźne de production pharmaceutique, les prĂ©occupations abondent également quant Ă  l’utilisation de soins non testĂ©s sur de jeunes sujets. Dans les hĂŽpitaux aux États-Unis par exemple, quatre enfants sur cinq sont traitĂ©s avec des mĂ©dicaments qui n’ont Ă©tĂ© homologuĂ©s que pour une utilisation chez les adultes, et un sur trois en prend des similaires Ă  la maison. Si ces pratiques ne sont pas illĂ©gales, elles impliquent en bonne partie pour les mĂ©decins de deviner les dosent qui peuvent ĂȘtre Ă  la fois sĂ»res et efficaces,  entraĂźnant un inĂ©vitable risque de consĂ©quences sĂ©rieuses, et parfois permanentes.

Il a Ă©galement Ă©tĂ© signalĂ© que les essais cliniques menĂ©s lĂ©gitimement sur des enfants sont rares, mal administrĂ©s, et se concentrent souvent sur des mĂ©dicaments vouĂ©s Ă  traiter des maladies d’adultes. ConsidĂ©rant les sĂ©rieuses interrogations Ă©thiques et juridiques qu’impliquent les tests sur les enfants, il semble que nombre de compagnies pharmaceutiques prĂ©fĂšrent Ă©viter les tracas et frais supplĂ©mentaires que leur exĂ©cution nĂ©cessite, d’autant qu’elles vendent dĂ©jĂ  nombre de mĂ©dicaments pour adultes qui sont utilisĂ©s chez les plus jeunes. Par consĂ©quent, bien que les enfants prĂ©sentent l’essentiel des problĂšmes de santĂ©, seuls 12% des essais cliniques concernent la pĂ©diatrie, et les mĂ©dicaments dont ils ont besoin dans les pays en dĂ©veloppement sont les moins susceptibles d’avoir Ă©tĂ© testĂ©s.

Le spectre des consĂ©quences nĂ©gatives de mĂ©dicaments insuffisamment testĂ©s est loin d’ĂȘtre nouveau, un recours collectif intentĂ© par les enfants nĂ©s avec des malformations congĂ©nitales il y a plusieurs dĂ©cennies en Australie aboutissant aujourd’hui Ă  des poursuites contre un laboratoire pharmaceutique Allemand et un distributeur de mĂ©dicaments. L’entreprise fabriquait le traitement contre les nausĂ©es matinales thalidomide, administrĂ© aux femmes enceintes dans les annĂ©es 1950 en particulier. Le mĂ©dicament a ensuite Ă©tĂ© retirĂ© du marchĂ© en 1961, une fois son lien avec des anomalies congĂ©nitales et la dĂ©couverte de dĂ©formations sur des milliers de bĂ©bĂ©s Ă  travers le monde prouvĂ©. Les avocats Ă  l’origine de la poursuite mettentl’accent sur le fait qu’il n’a jamais Ă©tĂ© testĂ© sur des animaux gravides, et qu’une fois mis sur le marchĂ©, rien n’a Ă©tĂ© fait pour connaĂźtre les effets qu’il pourrait avoir sur les enfants des femmes qui l’avaient pris.

MĂȘme les mĂ©dicaments connus pour les graves risquent qu’ils peuvent faire courir Ă  la santĂ© des enfants peuvent rester sur les comptoirs. Aux États-Unis, deux parents ont rĂ©cemment intentĂ© un procĂšs contre l’entreprise pharmaceutique Johnson & Johnson : des analgĂ©siques contaminĂ©s auraient entraĂźnĂ© la mort de leur nouveau-nĂ© en 2010. Treize jours aprĂšs la mort de l’enfant, la compagnie Ă©mettait le plus grand rappel jamais connu en pĂ©diatrie. Les parents signalent un rapport du gouvernement rĂ©vĂ©lant une longue histoire de violations flagrantes de la santĂ© Ă  l’usine de fabrication responsable des traitements contaminĂ©s. Entre 2008 et le printemps 2010, la Food and Drug Administration (Agence fĂ©dĂ©rale amĂ©ricaine des produits alimentaires et mĂ©dicamenteux) a semble-t-il reçu 775 rapports dĂ©crivant les consĂ©quences sur la santĂ© de l’utilisation de produits Johnson & Johnson, faisant cas de 30 dĂ©cĂšs. En 2009, plutĂŽt que de rappeler formellement une distribution de mĂ©dicaments dĂ©fectueux, l’usine aurait secrĂštement engagĂ© une tierce partie pour les faire enlever des rayons et ainsi Ă©viter la mauvaise presse, entraĂźnant une prise de contrĂŽle de l’usine par le gouvernement et une enquĂȘte criminelle sur ces « rappels fantĂŽmes ».

MĂ©dicaments Ă  vendre

MalgrĂ© l’absence d’investissements dans la recherche saine et Ă©thique sur les mĂ©dicaments pĂ©diatriques, les enfants ont bien l’attention des compagnies pharmaceutiques. Selon certainsrapports, ils constituent « la nouvelle frontiĂšre pour les ventes de mĂ©dicaments sur ordonnance », et ces derniĂšres annĂ©es leur utilisation a par endroits cru plus vite que celle de n’importe quel autre tranche d’ñge. En Uruguay par exemple, l’augmentation considĂ©rable du nombre d’ordonnances destinĂ©es Ă  soigner le trouble du dĂ©ficit de l'attention avec hyperactivitĂ© a mĂȘme incité le tribunal Ă  ordonner que le gouvernement resserre les contrĂŽles sur un mĂ©dicament couramment utilisĂ© pour le traiter. Au Royaume-Uni existent dĂ©sormais de similairesappelsĂ laretenue : les ordonnances pour le trouble ont quadruplĂ© au cours de la derniĂšre dĂ©cennie, certaines prescrivant un traitement dĂšs l’ñge de 3 ans. Cliquezici pour lire l’éditorial de CRIN sur les droits des enfants et les mĂ©dicaments pour le trouble du dĂ©ficit de l'attention avec hyperactivitĂ©.

Des prĂ©occupations ont Ă©galement Ă©tĂ© soulevĂ©es aux États-Unis sur les relations qu’entretiennent les entreprises pharmaceutiques avec les mĂ©decins et la mĂ©decine pĂ©diatrique. L’an dernier, l’État de Floride a ordonnĂ© une vaste enquĂȘte aprĂšs avoir constatĂ© que de nombreux psychiatres engagĂ©s dans le traitement des enfants au sein du systĂšme de justice pour mineurs avaient acceptĂ© d’importants Ă©moluments de la part des fabricants de mĂ©dicaments antipsychotiques. Les dĂ©fenseurs des droits de l’enfant ont fait valoir que l’utilisation croissante et gĂ©nĂ©ralisĂ©e de ces puissants mĂ©dicaments, dont certains ne sont mĂȘme pas approuvĂ©s pour une utilisation chez les jeunes, va au-delĂ  de la « modĂ©ration chimique » des enfants.

Soulevant des inquiĂ©tudes similaires, une Ă©tude montre qu’un enfant pauvre aux États-Unis est bien plus susceptible de se voir prescrire des mĂ©dicaments antipsychotiques, et souvent dans des cas moins graves. En outre, le coĂ»t des sĂ©ances de soutien psychologique et la difficultĂ© des familles les plus pauvres Ă  prendre des rendez-vous thĂ©rapeutiques rĂ©guliers peuvent augmenter l’attrait du recours Ă  la mĂ©dication. « C’est plus simple pour les patients, c’est plus simple pour les soignants », note un psychiatre. « Mais la vraie question est : ‘pour quoi est-ce que vous le prescrivez ?’ C’est lĂ  que ça devient un peu flou ».

Dans les pays en dĂ©veloppement, il semble pendant ce temps que les entreprises pharmaceutiques cherchent Ă  restreindre l’accĂšs aux mĂ©dicaments qui ne sont plus protĂ©gĂ©s par des brevets, et qui ne sont par consĂ©quents plus synonymes de grands profits. En avril au Kenya, un juge a ordonnĂ© au gouvernement d’amender la loi anti-contrefaçon (Anti Counterfeit Act) de 2008, une dĂ©cision dont le tribunal espĂšre qu’elle permettra d’attĂ©nuer l’importante menace que constituait cette lĂ©gislation pour l’accĂšs des Kenyans Ă  des mĂ©dicaments essentiels Ă  un prix abordable (y compris les mĂ©dicaments gĂ©nĂ©riques utilisĂ©s dans le traitement du VIH et du SIDA). La dĂ©cision a reçu un soutien important en Inde, oĂč un quart des mĂ©dicaments gĂ©nĂ©riques de la planĂšte sont fabriquĂ©s. Le pays a contestĂ© la lĂ©gislation anti-contrefaçon en Afrique de l’est, soutenant que les grandes multinationales pharmaceutiques sont Ă  l’origine de cette volontĂ© de limiter l’importation de mĂ©dicaments bon marchĂ© et bien souvent salvateurs en assimilant les gĂ©nĂ©riques Ă  des contrefaçons.

Revenir aux droits

Alors que les compagnies pharmaceutiques ont la possibilitĂ© d'augmenter considĂ©rablement le bien-ĂȘtre des enfants, il est malheureux de constater que cela peut s’effectuer en rĂ©alisant des essais dangereux et non rĂ©glementĂ©s, en prescrivant comme si cela allait de soi des mĂ©dicaments non testĂ©s, et en faisant pression pour que soient donnĂ©s Ă  certains des mĂ©dicaments dont ils n’ont pas besoin tout en refusant Ă  d’autres ceux qui leur permettraient de vivre. Ces pratiques menacent plus qu’elles ne renforcent les droits des enfants Ă  la survie, au dĂ©veloppement et Ă  la santĂ©, et CRIN est convaincu qu’il est nĂ©cessaire d’y mettre fin. Alors que la marchandisation de la mĂ©decine s’étend de par le globe, ce sur quoi celle-ci se concentre doit ĂȘtre fondamentalement revu et modifiĂ© Ă  la lumiĂšre des prĂ©occupations mondiales en matiĂšre d’éthique, et par-dessus tout l’industrie pharmaceutique devrait revoir ses prĂ©occupations afin de s’assurer que ses efforts sont dans l’intĂ©rĂȘt supĂ©rieur de tous les enfants.

Pays

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