MEXIQUE : Dans le champ de haricots, le vertige de l'enfant au travail

Summary: Ils sont nombreux, ces journaliers qui ramassent les tomates ou les haricots en famille, pour quelques pesos : si on a tendance à les oublier, c'est qu'ils sont toujours de passage. Ils débarquent d'un camion tôt le matin, se dispersent dans les champs, font ce qu'ils ont à faire et disparaissent, le soir, épuisés, adultes et enfants partageant ce même regard dur et fixe.

[Le 21 septembre 2011] - Eugenio Polgovsky est un magicien. Il a le don de transformer un métier à tisser en un manège fabuleux. Une caméra virevoltante, une musique folklorique, et voilà que les gestes répétitifs d'une fillette prennent un tour festif. Surtout, le cinéaste, né à Mexico en 1977, rend visibles ces jornaleros que la société ignore, ou ne veut pas voir.

Ils sont pourtant nombreux, ces journaliers qui ramassent les tomates ou les haricots en famille, pour quelques pesos : si on a tendance à les oublier, c'est qu'ils sont toujours de passage. Ils débarquent d'un camion tôt le matin, se dispersent dans les champs, font ce qu'ils ont à faire et disparaissent, le soir, épuisés, adultes et enfants partageant ce même regard dur et fixe.

Photographe à l'origine, figure du renouveau du documentaire au Mexique, Eugenio Polgovsky a capturé "dans la boîte" le quotidien de ces "communautés indiennes, tout en bas de la pyramide", dit-il. "Ce film veut freiner le temps, construire une mémoire. Ces enfants sont pris dans un cycle : celui du travail, pour survivre. La plupart ne savent pas que l'enfance, ça peut être autre chose. La pauvreté se transmet en héritage, comme le savoir-faire : la petite fille reproduit les mêmes gestes que sa grand-mère. Le tissage est une métaphore de ces destins qui se répètent : le fil est ce qui relie les générations entre elles."

Mais le cinéaste nous joue un autre tour : Los Herederos - Les Enfants héritiers, dévoilé à la Mostra de Venise en 2008 et qui sort cette semaine en salles, n'est pas un documentaire au sens pédagogique du terme. Il n'y a aucune voix off, ni dialogue ni patron à l'horizon. Rien que le silence du labeur, rythmé par un montage à couper le souffle : en quatre-vingt-dix minutes, le cinéaste nous montre une seule et unique journée de travail, dans différentes régions du pays : les enfants triment du lever au coucher du soleil, jusqu'au vertige de la danse du diable, la troublante dernière séquence ; la campagne mexicaine se métamorphose en une série de tableaux abstraits, magnifiques.

La caméra devient un outil, un couteau ou une pelle, à force de suivre à la trace les personnages. "Passer du temps avec les jornaleros produit deux effets : l'indignation, mais aussi l'admiration devant leur dignité et leur communion avec la terre. Mon film est un portrait rural du Mexique, où les paysans sont synonymes de pauvres", ajoute le réalisateur, qui a récolté une vingtaine de prix avec Los Herederos.

Sujet tabou

Au Mexique, en 2009, le film a reçu deux "Ariel" (meilleur documentaire et meilleur montage), l'équivalent des Césars en France. Le Fonds national de la culture et des arts (Fonca) avait pourtant refusé de le soutenir, comme si le sujet était tabou. "Quand il est sorti au Mexique, sur neuf copies, Los Herederos a choqué les gens. Il a plutôt bien circulé et a réalisé 40 000 entrées en salles. Mais rien n'a changé. La situation a même empiré avec la crise depuis 2009", ajoute le cinéaste.

Rien n'y fait, ni les rapports alarmants ni les alertes des associations. Le 12 juin, lors de la Journée mondiale contre le travail des enfants, le Mexique était montré du doigt : plus de trois millions de mineurs travaillent dans les champs ou les chantiers de construction, soit un jeune sur dix ; 850 000 d'entre eux auraient entre 5 et 14 ans, selon l'Organisation internationale du travail. L'agriculture est le premier secteur qui viole la loi mexicaine interdisant le travail des jeunes de moins de 14 ans. Les employeurs, des multinationales, améliorent leur rentabilité en les payant moins de 3,20 euros par jour (le salaire minimum).

En face, le crime organisé, lui, se frotte les mains. De 25 000 à 35 000 mineurs auraient déjà rejoint les rangs des cartels de la drogue, selon le Réseau pour les droits de l'enfance au Mexique. Vigiles, dealers ou recruteurs, ces enfants deviennent vite des tueurs. Ils sont aussi les premières victimes de la guerre que se livrent les mafias entre elles, et contre le gouvernement. L'homicide est la principale cause de mortalité des jeunes, devant les accidents automobiles...

De tout cela, Los Herederos ne montre rien, mais tout est dit en creux, insiste le réalisateur : "Ce film nous tend un miroir. Les jornaleros sont l'envers du décor du capitalisme et de l'agriculture intensive. Qui mange les tomates ? Qui achète les surgelés ? Nous, les consommateurs".

Owner: Clarisse Fabre et Frédéric Salibapdf: http://www.lemonde.fr/cinema/article/2011/09/20/dans-le-champ-de-haricot...

Pays: 

Please note that these reports are hosted by CRIN as a resource for Child Rights campaigners, researchers and other interested parties. Unless otherwise stated, they are not the work of CRIN and their inclusion in our database does not necessarily signify endorsement or agreement with their content by CRIN.