Soumis par crinadmin le
Dix jours après le séisme qui a dévasté Haïti, une employée de l'Unicef rendait visite à des collègues évacués de Port-au-Prince à l'hôtel Santo Domingo, sur le front de mer de la capitale dominicaine. Un groupe de plusieurs dizaines de jeunes enfants haïtiens, accompagnés de quelques étrangers, attire son attention. Interrogé, un des responsables du groupe réplique que ces enfants ont été adoptés de manière légale et qu'ils partent vers l'Allemagne. La fonctionnaire de l'Unicef demande en vain à voir les documents des enfants, et alerte le Conseil national pour l'enfance et l'adolescence (Conani), l'instance dominicaine chargée de la protection des mineurs. Une discussion tendue s'engage, qui monte d'un cran avec l'arrivée de l'ambassadeur d'Allemagne à Saint-Domingue, Christian Germann. Péremptoire, il affirme avoir les autorisations nécessaires au départ du groupe d'enfants, tant des autorités haïtiennes que dominicaines. Il exige, et obtient, que le groupe de 63 enfants, âgés de moins de 5 ans, s'envole le soir même vers Francfort. Ce départ houleux s'est produit après la directive du premier ministre haïtien, Jean-Max Bellerive, en date du 20 janvier, exigeant sa signature pour toute adoption d'enfant. Aucun de ceux partis vers l'Allemagne n'a obtenu cette autorisation signée par le premier ministre. Par une note verbale datée du 17 janvier, l'ambassade d'Allemagne à Port-au-Prince avait demandé au gouvernement haïtien l'autorisation d'évacuer "plus de 40 enfants", en cours d'adoption dans différents orphelinats d'Haïti, sans présenter de liste nominative. Ce sont donc finalement 63 enfants qui se sont envolés de Saint-Domingue vers l'Allemagne, sur la base d'une vague réponse du ministère haïtien des affaires sociales, datée du 18 janvier, et d'une autorisation du service dominicain de migration. "Il y a eu de gros mouvements d'évacuation d'enfants, totalisant plus de 1 000 mineurs, peu après le tremblement de terre. Certaines ambassades ont fait sortir, de manière précipitée, des enfants en procédure d'adoption. C'est pourquoi le premier ministre a annoncé, le 20 janvier, qu'aucun enfant ne sortirait sans sa signature", explique Françoise Gruloos-Ackermans, la représentante de l'Unicef à Saint-Domingue. "Le séisme est une grande tragédie pour les enfants d'Haïti. Tout doit être fait dans leur intérêt. Il y a des gens de bonne volonté mais certains tirent parti du désastre pour se livrer à toute sorte de trafics", ajoute-t-elle. Depuis fin janvier, la presse et les chaînes de télévision américaines ont consacré plus d'espace à l'odyssée de dix missionnaires baptistes inculpés d'enlèvement d'enfants qu'au sort de la population haïtienne. Le premier ministre s'est ému de ce déséquilibre, "alors que plus d'un million de personnes souffrent dans les rues", après le séisme qui a fait au moins 212 000 victimes, selon son dernier décompte. Lors de sa deuxième visite à Port-au-Prince après le séisme, Bill Clinton, l'ancien président des Etats-Unis chargé par les Nations unies de coordonner l'aide internationale, a dû préciser qu'il n'était pas venu négocier la libération des missionnaires baptistes. Membres d'une association caritative, "Le refuge pour une nouvelle vie des enfants", basée dans l'Idaho, les dix baptistes ont été arrêtés par la police haïtienne, le 30 janvier. Ils tentaient de traverser la frontière en direction de la République dominicaine avec 33 enfants âgés de 2 à 12 ans, sans autorisation ni documents d'identité. Risquant de cinq à quinze ans de prison, ils ont protesté de leur bonne foi, affirmant qu'ils voulaient conduire ces "orphelins sans personne pour les aimer ou s'occuper d'eux" dans un "refuge" près de Cabarete, sur la côte nord de la République dominicaine. Mais au moins 20 des enfants n'étaient pas orphelins. Leurs parents sont des habitants pauvres de Calebasse, un village de montagne proche de Fermathe, durement touché par le séisme. Par l'intermédiaire d'un pasteur haïtien, Jean Sanbil, ils avaient confié leurs enfants aux baptistes, qui promettaient de leur donner une bonne éducation en République dominicaine. Il n'était pas question d'adoption. Le site Internet de l'association faisait pourtant état "d'opportunités d'adoption dans des familles chrétiennes affectueuses". La "mission de sauvetage des orphelins haïtiens" était décrite en détail sur ce site. Dimanche 24 janvier, il était prévu de "rassembler 100 orphelins dans les rues et les orphelinats détruits de Port-au-Prince, puis de retourner en République dominicaine", sans aucune mention de démarches administratives et légales. Selon la presse américaine, la fondatrice de l'association, Laura Silsby, a eu maille à partir avec la justice de l'Idaho pour des dettes et des salaires non payés de sa compagnie de vente sur Internet, Personal Shopper. "Il y avait 380 000 orphelins et enfants abandonnés avant le tremblement de terre, aujourd'hui on doit atteindre 420 000", estime Sergio Abreu. Responsable de Vision mondiale, l'une des principales ONG de parrainage d'enfants, il n'a cessé de faire la navette entre Port-au-Prince et Jimani, à la frontière dominicaine, depuis le 12 janvier, à la recherche de mineurs en difficulté. "Avant le séisme, les trafiquants, avec la complicité d'officiels des deux pays, vendaient les enfants haïtiens 5 dollars, pour les réseaux de mendicité, la prostitution infantile des deux sexes ou les travaux agricoles. Aujourd'hui, j'entends dire dans la zone frontalière que des étrangers paient jusqu'à 25 000 dollars pour adopter un enfant", raconte-t-il. "Il est évidemment très difficile d'avoir des preuves, mais je ne serais pas étonné que certains de ces enfants soient victimes de trafiquants d'organes", ajoute-t-il. Le trafic d'enfants à la frontière entre Haïti et la République dominicaine s'est intensifié ces dernières années. Selon une enquête réalisée, en 2002, par l'Organisation internationale pour les migrations (OIM), au moins 2 500 mineurs haïtiens sont victimes de ce trafic chaque année. Beaucoup d'entre eux sont obligés de mendier aux carrefours des principales avenues de Saint-Domingue et de Santiago, la deuxième ville du pays. Les réseaux de trafiquants les contraignent à leur remettre leur recette quotidienne. "C'est le résultat de l'extrême pauvreté et de la corruption. Les autorités sont au courant mais ferment les yeux, il y a trop de complicités", s'indigne Sergio Abreu. "Le trafic d'enfants haïtiens a augmenté depuis le tremblement de terre, particulièrement dans la zone de Dajabon", affirme le père Regino Martinez, un jésuite qui dirige l'ONG Solidarité frontalière. "Beaucoup d'enfants traversent le fleuve Massacre à la nage, et des adultes les récupèrent en motoconcho (motocyclette). Les militaires ferment les yeux", ajoute le religieux. "Les trafiquants d'enfants profitent de la confusion des jours de marché, lorsqu'un grand nombre d'Haïtiens traverse la frontière pour acheter et vendre", dit José Luis Fernandez, un journaliste de Dajabon. "On voit beaucoup d'hommes et de femmes transportant de très jeunes enfants sur des Mobylettes", confirme-t-il.