FRANCE : L'impact psychotraumatique des enfants victimes de violence sexuelle

[14 September 2015] - Les rĂ©centes Ă©tudes internationales de l'OMS ainsi que l’enquĂȘte Impact des violences sexuelles de l’enfance Ă  l’ñge adulte, conduite en France auprĂšs de plus de 1200 victimes par notre association MĂ©moire Traumatique et Victimologie, et prĂ©sentĂ©e le 2 mars 2015 avec le soutien de l’ UNICEF France (dans le cadre de son action internationale #ENDViolence) convergent dans le terrible constat d'une absence de protection et de reconnaissance de la trĂšs grande majoritĂ© des enfants victimes de violences sexuelles, et d’une prise en charge non seulement trĂšs insuffisante, mais frĂ©quemment maltraitante. 

I Loi du silence, déni, absence de protection et de reconnaissance, injustice et maltraitance.

Les principales victimes de violences sexuelles sont les enfants, les filles Ă©tant trois Ă  six fois plus exposĂ©es que les garçons. Les enfants sont une cible privilĂ©giĂ©e des prĂ©dateurs sexuels qui opĂšrent toujours dans des contextes d’inĂ©galitĂ©, de domination masculine et de dĂ©ni de droits. Ils sont vulnĂ©rables, sans dĂ©fense, dĂ©pendants et soumis Ă  l’autoritĂ© des adultes. Il est facile de les manipuler, de les menacer et de les contraindre au silence. En raison de leur immaturitĂ©, il leur est beaucoup plus difficile d’identifier ce qu’ils ont subi et ils sont rarement considĂ©rĂ©s comme crĂ©dibles quand ils arrivent Ă  parler. De plus, l’impact traumatique trĂšs grave prĂ©sent chez tous les enfants victimes, au lieu de permettre de repĂ©rer qu’ils ont subi des violences, de les protĂ©ger et de les soigner, assure au contraire une totale impunitĂ© aux agresseurs par un retournement pervers liĂ© Ă  la non reconnaissance des symptĂŽmes psychotraumatiques : les enfants traumatisĂ©s seront considĂ©rĂ©s comme des enfants difficiles, agitĂ©s, bizarres, peureux, timides, ayant des troubles du comportement, des troubles de la personnalitĂ©, des dĂ©ficiences intellectuelles, des symptĂŽmes psychiatriques, etc.  

Les enfants victimes de violences sexuelles sont, pour leur trĂšs grande majoritĂ©, contraints au silence et totalement abandonnĂ©s Ă  leur sort, 83 % dans notre enquĂȘte (enquĂȘte IVSEA, 2015) dĂ©clarent n’avoir jamais Ă©tĂ© ni protĂ©gĂ©s, ni reconnus. 4% seulement des enfants victimes de violences sexuelles rapportent avoir bĂ©nĂ©ficiĂ© d’un suivi par les services de protection de l’enfance (enquĂȘte IVSEA, 2015). Non seulement les enfants victimes se retrouvent Ă  survivre seuls face Ă  des violences auxquelles il leur est impossible d'Ă©chapper, mais ils sont Ă©galement condamnĂ©s, avec des stratĂ©gies Ă©puisantes et handicapantes, à survivre seuls aux graves consĂ©quences psychotraumatiques qu'elles entraĂźnent à court, moyen et long termes (Anda, 2006 ; MacFarlane, 2010), et plus particuliĂšrement Ă  leur symptĂŽme principal - la mĂ©moire traumatique - qui, leur faisant revivre les violences Ă  l'identique, s'apparente Ă  une vĂ©ritable torture qui n'en finit pas.

Le peu d’enfants victimes qui rĂ©vĂšlent ce qu’ils ont subi courent le risque de ne pas ĂȘtre crus, d’ĂȘtre mis en cause et maltraitĂ©s. Ils sont confrontĂ©es à une incomprĂ©hension de leurs souffrances et de leurs difficultĂ©s, que ce soit de la part de leur entourage et des professionnels censĂ©s les prendre en charge. Pire, les symptĂŽmes traumatiques qu’ils prĂ©sentent, sont souvent utilisĂ©s pour mettre en cause leur parole. Et lorsqu’un proche ou un professionnel protecteur les croit et essaie de les protĂ©ger, il se retrouve, lui aussi, trop souvent mis en en cause et maltraitĂ©. Le projecteur est braquĂ© avant tout sur les victimes et leurs proches protecteurs au lieu de l’ĂȘtre sur les agresseurs, et nous assistons Ă  des raisonnements organisant un dĂ©ni gĂ©nĂ©ralisĂ© des violences sexuelles.

Loi du silence et dĂ©ni rĂšgnent en maĂźtre sur ces violences sexuelles, et bĂ©nĂ©ficient pour se dĂ©ployer : de la mĂ©connaissance de la rĂ©alitĂ© de ces violences et de leur minimisation avec une grave confusion entre violences, sexualitĂ©, Ă©ducation et amour ; de l’omniprĂ©sence d’idĂ©es fausses et de stĂ©rĂ©otypes que l’on nomme «culture du viol» et qui mettent en cause les victimes, les considĂ©rant comme ayant soit menti, soit provoquĂ© et consenti au viol, et innocentent les agresseurs ; ainsi que de la mĂ©connaissance de l’impact traumatique sur les victimes, de leurs consĂ©quences sur la santĂ© des victimes de l’enfance Ă  l’ñge adulte, sur leur vie sociale, affective et sexuelle, sur l'apprentissage, les capacitĂ©s cognitives, la vie professionnelle, sur les risques de prĂ©caritĂ© et de marginalisation et les risques d'ĂȘtre Ă  nouveau victime de violences, plus de 70% des enfants victimes de violences sexuelles en subiront Ă  nouveau (IVSEA, 2015), ou d'en ĂȘtre auteur (l'OMS a reconnu en 2010 que la principale cause pour subir ou commettre des violences est d'en avoir dĂ©jĂ  subi). 

Cette mĂ©connaissance de l’impact traumatique des violences sur les victimes est due Ă  un manque trĂšs important d’information et de formation (les professionnels de la santĂ© ne reçoivent quasiment aucune formation en initiale et trĂšs peu de formation continue), elle explique Ă  quel point la souffrance des victimes est occultĂ©e et Ă  quel point rares sont ceux qui se prĂ©occuperont de les rĂ©conforter et de leur prodiguer des soins. Quand les victimes vont trĂšs mal, les symptĂŽmes qu’elles prĂ©sentent, au lieu d’ĂȘtre reliĂ©s aux violences et au trauma, sont attribuĂ©s Ă  une pathologie psychiatrique sous-jacente, les renvoyant Ă  un statut de malades mentales
 ; et quand les victimes semblent ne pas aller si mal, parce qu’elles sont trĂšs dissociĂ©es et anesthĂ©siĂ©es Ă©motionnellement, les violences mĂȘme les plus extrĂȘmes sont minimisĂ©es, ce n’est pas si grave, ou bien, elles sont inventĂ©es


Comme nous allons le voir, les symptĂŽmes psychotraumatiques qui traduisent une grande souffrance chez les enfants et les adolescents victimes de violence, sont le plus souvent interprĂ©tĂ©s comme provenant de l'enfant, de sa nature, de son sexe, de ses origines, de son handicap, de sa personnalitĂ©, de sa mauvaise volontĂ©, de ses provocations
 Et plutĂŽt que de relier ces troubles Ă  des violences, de nombreuses rationalisations vont chercher Ă  les expliquer par la crise d'adolescence, les mauvaises frĂ©quentations, l'influence de la tĂ©lĂ©vision, d'internet
, ou par la malchance et la fatalitĂ©, voire mĂȘme par l'influence dĂ©lĂ©tĂšre d'une sur-protection : " on l'a trop pourri, gĂątĂ©, c'est un enfant roi !! ". L'hĂ©rĂ©ditĂ© peut ĂȘtre Ă©galement appelĂ©e Ă  la rescousse : " il est comme
 son pĂšre, son oncle, sa grand mĂšre, etc. ", ainsi que la maladie mentale. C'est avec ces rationalisations que les suicides des enfants et des adolescents, les jeux dangereux ou les conduites addictives, le plus souvent liĂ©s Ă  des violences subies, seront mis sur le compte d'une contagion ou de dĂ©pressions. 

TrĂšs frĂ©quemment, devant un enfant en grande souffrance avec des troubles du comportement et des conduites Ă  risque, les adultes censĂ©s le prendre en charge auront recours Ă  des discours moralisateurs et culpabilisants : " tu ne dois pas te conduire comme cela
, regarde la peine que tu fais Ă  tes parents
, avec tout ce que l'on fait pour toi
 ", au lieu de se demander ce que cet enfant a bien pu subir, et de lui poser la question qui devrait ĂȘtre systĂ©matique : "est-ce que tu as subi des violences ? " 

Il y a une vĂ©ritable incapacitĂ© Ă  penser les violences et donc Ă  les reconnaĂźtre, mais Ă©galement Ă  les entendre lorsqu'elles sont rĂ©vĂ©lĂ©es. La rĂ©vĂ©lation entraĂźne un tel stress Ă©motionnel chez la plupart des personnes qui reçoivent la parole des victimes, qu’elles vont souvent mettre en place des systĂšmes de protection d’une efficacitĂ© redoutable. De plus, cette rĂ©vĂ©lation remet en cause l’opinion favorable qu’elles pouvaient avoir des agresseurs. Le refus d’intĂ©grer que de telles violences aient lieu dans des espaces que l’on pensait protecteurs et fiables, le sentiment d’horreur face Ă  des crimes et des dĂ©lits qui les rendent impensables et inconcevables, particuliĂšrement quand ils sont commis sur des tout-petits, la peur des consĂ©quences d'une dĂ©nonciation des violences, font que par angoisse, lĂąchetĂ© ou complicitĂ©, tout sera mis en place pour dĂ©nier les violences et imposer le silence aux victimes.

Tout le monde pense que le viol et les agressions sexuelles existent, tout comme les incestes et la pĂ©docriminalitĂ©, que c’est grave pour les victimes et que les violeurs, les incestueurs, les pĂ©docriminels doivent ĂȘtre fermement condamnĂ©s. Mais dans le systĂšme de dĂ©nĂ©gation oĂč nous baignons, ils n’est pas possible que les violences sexuelles existent « dans notre monde, dans notre entourage, chez nous, dans notre famille, dans nos couples, dans notre univers professionnel, dans nos institutions, chez ceux que nous cĂŽtoyons et encore moins chez ceux que nous admirons  ».  Elles existent mais seulement dans un espace social de personnes « peu civilisĂ©es, marginalisĂ©es, sans Ă©ducation, malades mentales  ». Si pour quelques crimes sexuels mĂ©diatisĂ©s, l’opprobre est gĂ©nĂ©ral, pour tous les autres, l’immense majoritĂ©, aucune dĂ©nonciation, ni indignation ne sont au rendez-vous. Les violences sexuelles sont ignorĂ©es et les victimes n’existent pas, considĂ©rĂ©es comme des menteuses, des folles, ou bien comme des sĂ©ductrices - des «  lolitas » - capables par leurs conduites provocantes, de pervertir des personnes bien sous tout rapport. De toute façon dans ce systĂšme, tout sera de leur faute, mĂȘme si l’agression ou le viol sont avĂ©rĂ©s, et que la victime ne peut pas ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme menteuse, elle est malgrĂ© tout fautive : de s'ĂȘtre exposĂ©e, d'avoir provoquĂ©, de l'avoir cherchĂ©, d'ĂȘtre celle par qui le scandale arrive, d'ĂȘtre celle qui dĂ©truit tout, qui n'est pas capable de se relever, de tourner la page, de pardonner, d'aller mieux
 (Gryson-Dejehansart, 2009 ;  Salmona, 2013)

Or les crimes et les dĂ©lits sexuels sont uniformĂ©ment rĂ©pandus dans tous les milieux socio-culturels sans exception, 94% de ces violences sont commises par des proches, et 54% par des membres de la famille (IVSA, 2015). Les agresseurs - essentiellement masculins dont le quart sont des mineurs - bĂ©nĂ©ficient presque toujours d’une totale impunitĂ©. 

Pour maintenir ce dĂ©ni, il faut donc faire disparaĂźtre les victimes, ce qui a l’avantage de faire disparaĂźtre les violences et les agresseurs et de protĂ©ger son monde idĂ©alisé : « circulez, il n’y a rien Ă  voir ! ». Soit tout a Ă©tĂ© inventĂ©, soit, si la rĂ©alitĂ© des actes sexuels ne peut pas ĂȘtre niĂ©e, ce ne sont pas des violences. Pour cela il suffit de les maquiller et de les transformer en sexualitĂ©, amour, soins, jeux, etc. D’oĂč le foisonnement de thĂ©ories pour dire combien les enfants et les femmes peuvent mentir ou prĂ©senter des pathologies pouvant les pousser Ă  raconter n’importe quoi : fausses allĂ©gations, syndrome d’aliĂ©nation parentale, faux souvenirs, troubles mentaux comme l’hystĂ©rie, les psychoses, les dĂ©mences, les troubles de la personnalitĂ©, etc. Cela aboutit souvent, comme nous le verrons, Ă  une situation particuliĂšrement perverse et cruelle, oĂč pour dĂ©crĂ©dibiliser les victimes, on leur tient rigueur de symptĂŽmes ou de comportements qui relĂšvent des consĂ©quences psychotraumatiques normales et universelles de ce qu’elles ont subi, qui en sont des preuves mĂ©dicales, et que l’on dĂ©tourne.  Le monde Ă  l’envers


De fait, 11 % seulement des viols font l’objet de plaintes (INSEE - ONDRP, 2010 - 2012) - les rares crimes sexuels qui entraĂźnent une condamnation aux assises, entre 1,5 Ă  2 % de l’ensemble des viols subis, sont majoritairement ceux qui ont Ă©tĂ© commis par des personnes issues d’une classe sociale dĂ©favorisĂ©e, comme l’a montrĂ© l’étude sociologique de VĂ©ronique Le Gaouziou faite en 2011. Pour les autres, la parole de la victime, son comportement, ses capacitĂ©s mentales vont ĂȘtre mises en cause pour aboutir à des affaires classĂ©es, des non-lieux et des dĂ©qualifications en dĂ©lits ou en atteintes sexuelles (dans ce dernier cas l’enfant est considĂ©rĂ© comme ayant consenti aux actes sexuels).

Et c’est ainsi que les droits des enfants victimes de violences sexuelles sont bafouĂ©s et qu’ils subissent des injustices en cascade, injustice d'ĂȘtre des victimes de crimes et de dĂ©lits, injustice d’une non-reconnaissance et d’un manque cruel de solidaritĂ©, d’un entourage qui ne veut ni voir, ni savoir, ni entendre, ni dĂ©noncer ce qu'elles subissent dans l'intimitĂ© d'une famille, d'une institution, injustice dĂ©sespĂ©rante de voir des agresseurs bĂ©nĂ©ficier le plus souvent d'une impunitĂ© totale, injustice d'ĂȘtre ceux qui se retrouvent condamnĂ©s Ă  survivre seuls, Ă  souffrir, Ă  se battre et Ă  devoir se justifier sans cesse, Ă  supporter mĂ©pris, critiques et jugements, Ă  entendre des discours moralisateurs et culpabilisants pour des symptĂŽmes que personne ne pense Ă  relier aux violences, injustice d’ĂȘtre considĂ©rĂ©es comme responsables de leur victimisation et de leur propre malheur et injustice d’ĂȘtre abandonnĂ©es sans rĂ©confort ni soin.

II Quelle est la réalité de ces violences sexuelles et de leurs conséquences psychotraumatiques :

De toutes les violences sexuelles, celles qui touchent les enfants font partie des plus cachées. Chaque année, nous dit-on, 102 000 adultes sont victimes de viols et de tentatives de viol (86 000 femmes et 16 000 hommes) en France (CVS-ONDRP 2012), mais on ne nous parle pas des victimes mineures pourtant bien plus nombreuses, estimées à 154 000 (124 000 filles et 30 000 garçons). Dans le monde 120 millions de filles (une sur dix) ont subi des viols, et la prévalence des violences sexuelles est de 18% pour les filles et de 7,5% pour les garçons (OMS, 2014).

Selon les rĂ©sultats de l’enquĂȘte IVSEA 2015 : 81% des victimes de violences sexuelles ont subi les premiĂšres violences avant l’ñge de 18 ans, 51% avant 11 ans, et 23% avant 6 ans. 

Or, les violences sexuelles font partie des pires traumas et la quasi-totalitĂ© des enfants victimes dĂ©velopperont des troubles psychotraumatiques. Ces traumas ne sont pas seulement psychologiques mais aussi neuro-biologiques avec des atteintes corticales et des altĂ©rations des circuits Ă©motionnels et de la mĂ©moire Ă  l’origine d’une dissociation et d’une mĂ©moire traumatique.

Les troubles psychotraumatiques sont, nous l’avons vu, une rĂ©ponse universelle et normale, prĂ©sente chez toutes les victimes dans les jours et les semaines qui suivent un traumatisme (McFarlane, 2000), ils s'installent dans la durĂ©e si rien n'est fait pour protĂ©ger et soigner les victimes. Alors que pour une exposition traumatique en gĂ©nĂ©ral le risque que s'installent des troubles psychotraumatiques chroniques (un Ă©tat de stress post-traumatique) est de 24 %, aprĂšs des violences sexuelles dans l’enfance on retrouve un Ă©tat de stress post-traumatique dans 87 % des cas (Rodriguez, 1997). Dans les cas de violences sexuelles incestueuses dans l’enfance, ce taux peut mĂȘme atteindre 100 % (Lindberg, 1985).

L'Ă©tude prospective amĂ©ricaine de Felitti et Anda (2010), montre que le principal dĂ©terminant de la santĂ© Ă  55 ans est d'avoir subi des violences dans l'enfance. Les consĂ©quences sur la santĂ© sont Ă  l'aune des violences subies. Plus elles ont Ă©tĂ© graves et rĂ©pĂ©tĂ©es, plus leurs consĂ©quences sur la santĂ© sont importantes : risque de mort prĂ©coce par accidents, maladies et suicides (avoir subi des violences dans l’enfance peut faire perdre 20 annĂ©es d’espĂ©rance de vie, Brown, 2009), de maladies cardio-vasculaires et respiratoires, de diabĂšte, d'obĂ©sitĂ©, d'Ă©pilepsie, de troubles de l'immunitĂ©, de troubles psychiatriques (dĂ©pressions, troubles anxieux, troubles graves de la personnalitĂ©), d'addictions, de troubles du sommeil, de l'alimentation et de la sexualitĂ©, de douleurs chroniques invalidantes, de troubles cognitifs etc (toutes ces consĂ©quences sont trĂšs bien documentĂ©es). 

Notre enquĂȘte Impact des violences sexuelle de l’enfance Ă  l’ñge adulte montre que les consĂ©quences sur la santĂ© sont Ă  l'aune des violences subies, elles sont d’autant plus importantes que les enfants sont victimes trĂšs jeunes (moins de 11 ans), qu’il s’agit de violences sexuelles incestueuses, et que ce sont des viols. 95% des victimes considĂšrent que les violences ont eu un impact sur leur santĂ© mentale et 70%, un impact sur leur santĂ© physique (IVSEA, 2015).

Et, depuis plus de 10 ans, de nombreuses recherches cliniques et neuro-biologiques ont montrĂ© que l’impact des violences sexuelles chez les victimes est non seulement psychologique, mais Ă©galement neuro-biologique avec des atteintes de circuits neurologiques et des perturbations endocriniennes des rĂ©ponses au stress (McFarlane, 2010). Ces atteintes ont Ă©tĂ©, elles aussi, bien documentĂ©es, elles laissent des sĂ©quelles cĂ©rĂ©brales visibles par IRM, avec une diminution de l’activitĂ© et du volume de certaines structures (par diminution du nombre de synapses), et pour d’autres une hyperactivitĂ©, ainsi qu’une altĂ©ration du fonctionnement des circuits de la mĂ©moire et des rĂ©ponses Ă©motionnelles. RĂ©cemment des altĂ©rations Ă©pigĂ©nĂ©tiques ont Ă©galement Ă©tĂ© mises en Ă©vidence chez des victimes de violences sexuelles dans l’enfance, avec la modification d’un gĂšne (NR3C1) impliquĂ© dans le contrĂŽle des rĂ©ponses au stress et de la sĂ©crĂ©tion des hormones de stress (adrĂ©naline, cortisol), altĂ©rations qui peuvent ĂȘtre transmises Ă  la gĂ©nĂ©ration suivante (Perroud, 2011). 

Et encore plus rĂ©cemment une Ă©tude menĂ©e par une Ă©quipe internationale de chercheurs d’Allemagne, des États-Unis et du Canada et publiĂ©e dĂ©but juin 2013 dans l’American Journal of Psychiatry (Heim, 2013) a mis en Ă©vidence des modifications anatomiques visibles par IRM de certaines aires corticales du cerveau de femmes adultes ayant subi dans l’enfance des violences sexuelles. Fait remarquable, ces aires corticales qui ont une Ă©paisseur significativement diminuĂ©e par rapport Ă  celles de femmes n’ayant pas subi de violences, sont celles qui correspondent aux zones somato-sensorielles des parties du corps ayant Ă©tĂ© touchĂ©es lors des violences (zones gĂ©nitales, anales, buccales, etc.). Et l’épaisseur de ces zones corticales est d’autant plus diminuĂ©e que les violences ont Ă©tĂ© plus graves (viols, plusieurs agresseurs,
).

Ces nombreuses recherches ont dĂ©jĂ  permis de faire le lien entre les dĂ©couvertes neuro-biologiques et la clinique des psychotraumatismes. La comprĂ©hension du lien fait appel Ă  l’élaboration d’un modĂšle thĂ©orique (Shin, 2006 ; Yehuda, 2007, Salmona, 2008 et 2012), c’est-Ă -dire d’une explication qui permet de mieux apprĂ©hender la rĂ©alitĂ©, le modĂšle ne pouvant prĂ©tendre expliquer la rĂ©alitĂ© dans sa totalitĂ©. J’ai participĂ© Ă  cette Ă©laboration qui permet de dĂ©crire les mĂ©canismes psychiques et neuro-biologiques Ă  l’Ɠuvre lors des violences, et de donner une explication et une cohĂ©rence aux diffĂ©rents symptĂŽmes psychotraumatiques qui sinon paraissent paradoxaux, sont difficilement comprĂ©hensibles et peuvent ĂȘtre retournĂ©s contre les victimes. 

1 Les mĂ©canismes psychotraumatiques Ă  l'Ɠuvre

Les violences aboutissent Ă  la constitution d’une mĂ©moire traumatique de l’évĂ©nement, diffĂ©rente de la mĂ©moire autobiographique normale, non intĂ©grĂ©e et piĂ©gĂ©e dans certaines structures de l’encĂ©phale. Les mĂ©canismes Ă  l’origine de cette mĂ©moire traumatique sont assimilables Ă  des mĂ©canismes exceptionnels de sauvegarde qui sont dĂ©clenchĂ©s par le cerveau pour Ă©chapper au risque vital que fait courir une rĂ©ponse Ă©motionnelle extrĂȘme face Ă  un trauma. 

L'enfant confrontĂ© Ă  des violences terrorisantes et incomprĂ©hensibles, et Ă  un adulte qui soudain se transforme en « monstre » ou se conduit de façon incohĂ©rente, se retrouve paralysĂ© psychiquement et physiquement, en Ă©tat de sidĂ©ration. Cette sidĂ©ration visible sur les IRM et qui va lui ĂȘtre souvent reprochĂ© «pourquoi tu n’as pas rĂ©agi, fui, dit non, etc?», en bloquant son appareil psychique, annihile toute reprĂ©sentation mentale et empĂȘche toute possibilitĂ© de contrĂŽle de la rĂ©ponse Ă©motionnelle. 

Cette réponse émotionnelle est déclenchée par une structure cérébrale sous-corticale : l'amygdale cérébrale. Elle s'apparente à une alarme qui s'allume pour que l'on puisse répondre à un danger, lui faire face ou le fuir. Elle déclenche une hypervigilance et la production d'hormones de stress : adrénaline et cortisol qui fournissent l'organisme en "carburant" (oxygÚne et glucose). Comme toute alarme, par sécurité, elle ne s'éteint pas spontanément, seul le cortex peut la moduler ou l'éteindre grùce à des représentations mentales (intégration, analyse et compréhension de la situation et prise de décisions). 

Lors de violences, la sidĂ©ration et l’immaturitĂ© psychique de l’enfant fait que son cortex est dans l'incapacitĂ© de moduler l'alarme qui continue donc Ă  « hurler » et Ă  produire une grande quantitĂ© d'hormones de stress. L'organisme se retrouve en Ă©tat de stress extrĂȘme, avec des taux toxiques d'hormones de stress qui reprĂ©sentent un risque vital cardiovasculaire (adrĂ©naline) et neurologique (cortisol : avec des atteintes neuronales). Pour Ă©chapper Ă  ce risque vital, comme dans un circuit Ă©lectrique en survoltage qui disjoncte pour protĂ©ger les appareils Ă©lectriques, le cerveau fait disjoncter le circuit Ă©motionnel Ă  l'aide de neurotransmetteurs qui sont des « drogues dures » anesthĂ©siantes et dissociantes (morphine-like et kĂ©tamine-like, endorphines et antagonistes des rĂ©cepteurs de la NDMA). 

2 Disjonction du circuit Ă©motionnel et dissociation traumatique

Cette disjonction, en isolant l'amygdale cĂ©rĂ©brale, Ă©teint la rĂ©ponse Ă©motionnelle et fait disparaĂźtre le risque vital en crĂ©ant brutalement un Ă©tat d'anesthĂ©sie Ă©motionnelle et physique. Mais cette disjonction est Ă  l'origine d'une dissociation traumatique, un trouble de la conscience liĂ© Ă  la dĂ©connection avec le cortex, qui entraĂźne une sensation d'irrĂ©alitĂ©, d'Ă©trangetĂ©, d’absence, et qui donne Ă  l’enfant l’impression d'ĂȘtre spectateur des Ă©vĂ©nements, de regarder un film. 

GrĂące Ă  cette dissociation les agresseurs ne sont pas gĂȘnĂ©s par des signaux de dĂ©tresse trop importants de leurs victimes, c’est trĂšs dangereux pour les enfants car les actes violents pourront devenir de plus en plus extrĂȘmes, sans qu’ils puissent y rĂ©agir. L’anesthĂ©sie Ă©motionnelle ne les empĂȘchera pas d’ĂȘtre encore plus traumatisĂ©s. De plus, comme cette dissociation transforme la victime en automate, l’agresseur en fera ce qu’il veut et pourra facilement lui imposer de participer aux violences et de rĂ©pĂ©ter des phrases de pseudo-consentement : « dis-moi que tu aimes ça, et que c’est ce que tu veux !». L’agresseur pourra arguer qu’il n’a pas commis de violence et que l’enfant Ă©tait consentant, et les policiers, les gendarmes, les juges, par mĂ©connaissance de ces processus de dissociation pourront reconnaĂźtre l’enfant comme consentant, comble de l’injustice
  C’est flagrant Ă©galement lors des viols en rĂ©union d’adolescentes, qui, totalement dissociĂ©es, restent sans rĂ©action, ou s’exĂ©cute face aux injonctions des violeurs, et passent pour avoir Ă©tĂ© consentantes.

Cette dissociation traumatique qui peut durer des heures, des jours, des mois, voire des annĂ©es si l’enfant continue Ă  subir des violences, ou s’il reste en contact avec l’agresseur et ses complices, va faire que l’enfant anesthĂ©siĂ© Ă©motionnellement, semblera indiffĂ©rent, dĂ©connectĂ© en permanence. Alors que chacun a la capacitĂ© de percevoir de façon innĂ©e les Ă©motions d’autrui, grĂące Ă  des neurones miroirs, en face d’une personne anesthĂ©siĂ©e il n’y aura pas de ressenti Ă©motionnel, ce n’est qu’intellectuellement qu’il sera possible d’identifier la souffrance de cette personne. Les proches et les professionnels, ne comprenant pas cette dissociation y rĂ©agiront par une absence d’empathie, une minimisation des violences subies par l’enfant, et de sa souffrance, une incrĂ©dulitĂ©, voire une remise en question de sa parole et de la rĂ©alitĂ© des violences.

De plus, l’enfant dissociĂ© est souvent considĂ©rĂ© comme dĂ©bile, inconsĂ©quent, incapable de comprendre ce qui se passe et d’y rĂ©agir, et il sera en but Ă  des moqueries, des humiliations et des maltraitances de la part de tous. Dans le film Polisse nous assistons Ă  une scĂšne de ce type avec la jeune ado qui a Ă©tĂ© obligĂ©e de faire des fellations Ă  plusieurs garçons pour rĂ©cupĂ©rer son portable, elle semble si indiffĂ©rente Ă  la situation que les policiers se permettent de lui faire la leçon et mĂȘme de se moquer d’elle en lui posant la question : «et si on t’avait pris ton ordinateur portable qu’est-ce que t’aurais fait ?» et toute la salle de cinĂ©ma d’éclater de rire


3 Disjonction des circuits de la mémoire et mémoire traumatique

La disjonction est Ă©galement Ă  l’origine de troubles de la mĂ©moire par interruption des circuits d’intĂ©gration de la mĂ©moire : avec des amnĂ©sies partielles ou complĂštes et surtout une mĂ©moire traumatique. 

Cette mĂ©moire traumatique est une mĂ©moire Ă©motionnelle des violences contenue dans l’amygdale cĂ©rĂ©brale qui n’a pas pu ĂȘtre traitĂ©e par l’hippocampe dont elle est dĂ©connectĂ©e. L'hippocampe est une structure cĂ©rĂ©brale qui intĂšgre et transforme la mĂ©moire Ă©motionnelle en mĂ©moire autobiographique et verbalisable. Tel un logiciel, l’hippocampe est indispensable pour stocker et aller rechercher les souvenirs et les apprentissages, et pour se repĂ©rer dans le temps et l’espace : avec la disjonction ces fonctions seront gravement perturbĂ©es.

La mĂ©moire traumatique est au cƓur de tous les troubles psychotraumatiques. C'est une mĂ©moire Ă©motionnelle enkystĂ©e, une mĂ©moire « fantĂŽme » hypersensible et incontrĂŽlable, prĂȘte Ă  « exploser » en faisant revivre Ă  l'identique, avec le mĂȘme effroi et la mĂȘme dĂ©tresse les Ă©vĂ©nements violents, les Ă©motions et les sensations qui y sont rattachĂ©es. Elle « explose » aussitĂŽt qu'une situation, un affect ou une sensation rappelle les violences ou fait craindre qu'elles ne se reproduisent. Elle sera comme une « bombe Ă  retardement » susceptible d'exploser souvent des mois, voire de nombreuses annĂ©es aprĂšs les violences. Quand elle « explose » elle envahit tout l'espace psychique de façon incontrĂŽlable. Elle transforme la vie psychique en un terrain minĂ©. Telle une "boĂźte noire" elle contient non seulement le vĂ©cu Ă©motionnel, sensoriel et douloureux de la victime, mais Ă©galement tout ce qui se rapporte aux faits de violences, Ă  leur contexte et Ă  l'agresseur (ses mimiques, ses mises en scĂšne, sa haine, son excitation, ses cris, ses paroles, son odeur, etc). 

La mĂ©moire traumatique sera souvent responsable non seulement de sentiments de terreur, de dĂ©tresse, de mort imminente, de douleurs, de sensations inexplicables, mais Ă©galement de sentiments de honte et de culpabilitĂ©, et d'estime de soi catastrophique qui seront alimentĂ©s par la mĂ©moire traumatique des paroles de l'agresseur. Tout y est mĂ©langĂ©, sans identification, ni tri, ni contrĂŽle possible (Van der Hart, 2010). Au moment des violences cette indiffĂ©renciation empĂȘchera la victime de faire une sĂ©paration entre ce qui vient d’elle et de l’agresseur, elle pourra Ă  la fois ressentir une terreur qui est la sienne, associĂ©e Ă  une excitation et une jouissance perverses qui sont celles de l’agresseur. De mĂȘme il lui sera impossible de se dĂ©fendre des phrases mensongĂšres et assassines de l’agresseur : «tu aimes ça», «c’est ce que tu veux», «c’est ce que tu mĂ©rites», elles s’installeront telles quelles dans l’amygdale cĂ©rĂ©brale. AprĂšs les violences, cette mĂ©moire traumatique y restera piĂ©gĂ©e.

Avec cette mĂ©moire traumatique, les victimes contre leur grĂ© se retrouvent Ă  revivre sans cesse les pires instants de terreur, de douleur, de dĂ©sespoir, comme une torture sans fin, avec des sensations soudaines d'ĂȘtre en grand danger, d'ĂȘtre projetĂ©es par terre, d'ĂȘtre Ă©crasĂ©es, frappĂ©es violemment, de perdre connaissance, de mourir, d'avoir la tĂȘte ou le corps qui explose, avec des suffocations, des douleurs intenses. Avec elles, l'agresseur reste Ă©ternellement prĂ©sent Ă  leur imposer les mĂȘmes actes atroces, les mĂȘmes phrases assassines, la mĂȘme souffrance dĂ©libĂ©rĂ©ment induite, la mĂȘme jouissance perverse Ă  les dĂ©truire, leurs mĂȘmes mises en scĂšne mystificatrices avec une haine, un mĂ©pris, des injures, et des propos qui ne les concernent en rien. Et plus les violences ont eu lieu tĂŽt dans la vie des victimes, plus elles ont Ă©tĂ© obligĂ©es de se construire avec ces Ă©motions et ces sensations de terreur, avec ces actes et ces propos pervers, Ă  devoir lutter contre eux sans les comprendre et sans ne plus savoir oĂč se trouve la ligne de dĂ©marcation entre elles et cette mĂ©moire traumatique. La mĂ©moire traumatique les hante, les exproprie et les empĂȘche d'ĂȘtre elles-mĂȘmes, pire elle leur fait croire qu'elles sont doubles, voire triples : une personne normale (ce qu'elles sont), une moins que rien qui a peur de tout, et une coupable dont elles ont honte et qui mĂ©rite la mort (ce que l'agresseur a mis en scĂšne et qu'elles finissent par intĂ©grer puisque cela tourne en boucle dans leur tĂȘte), une personne qui pourrait devenir violente et perverse et qu'il faut sans cesse contrĂŽler, censurer (ce mĂȘme agresseur tellement prĂ©sent et envahissant Ă  l'intĂ©rieur d'elles-mĂȘmes qu'elles finissent par se faire peur en le confondant avec elles-mĂȘmes) (Salmona, 2013, 2015).

Un nouveau-nĂ©, un nourrisson traumatisĂ© par des violences sexuelles dĂ©veloppera une mĂ©moire traumatique, mĂȘme s'il ne lui est pas possible de se souvenir des violences (l'hippocampe n'Ă©tant fonctionnel pour la mĂ©moire autobiographique qu'Ă  partir de 2-3 ans).

4 Disjonction des circuits de la mémoire et des circuits émotionnels et amnésies traumatiques

C’est chez les victimes de violences sexuelles dans l’enfance que l’on retrouve le plus d’amnĂ©sies traumatiques. Ce phĂ©nomĂšne peut perdurer de nombreuses annĂ©es, voire des dĂ©cennies. 59,3 % des victimes de violences sexuelles dans l’enfance ont des pĂ©riodes d’amnĂ©sie totale ou parcellaire (BriĂšre, 1993).

Des Ă©tudes prospectives aux États-Unis (Williams, 1994, Widom, 1996) ont montrĂ© que 17 ans et 20 ans aprĂšs avoir Ă©tĂ© reçues en consultation dans un service d’urgence pĂ©diatrique, pour des violences sexuelles documentĂ©es qui avaient Ă©tĂ© rĂ©pertoriĂ©s dans un dossier, 38 % des jeunes femmes interrogĂ©es pour la premiĂšre Ă©tude et 40 % pour l’autre ne se rappelaient plus du tout les agressions sexuelles qu’elles avaient subies enfant. Ces amnĂ©sies Ă©taient fortement corrĂ©lĂ©es au fait que l’agresseur Ă©tait un proche parent que la victime cĂŽtoyait au jour le jour, et que les violences avaient Ă©tĂ© particuliĂšrement brutales.

De mĂȘme, dans l’enquĂȘte IVSEA 2015 de notre association MĂ©moire Traumatique et Victimologie : Impact des violences sexuelles de l’enfance Ă  l’ñge adulte, plus d’un tiers (37 %) des victimes mineures au moment des faits rapportent avoir prĂ©sentĂ© une pĂ©riode d’amnĂ©sie traumatique aprĂšs les violences, ce chiffre monte Ă  46 %, lorsque les violences sexuelles ont Ă©tĂ© commises par un membre de la famille. Ces amnĂ©sies traumatiques peuvent durer jusqu’à 40 ans et mĂȘme plus dans 1 % des cas. Elles ont durĂ© entre 21 et 40 ans pour 11 % des victimes, entre 6 et 20 ans pour 29 % d’entre elles et de moins de 1 an Ă  5 ans pour 42 % d’entre elles.

Toutes les Ă©tudes montrent Ă©galement que les souvenirs retrouvĂ©s sont fiables et en tout point comparables avec des souvenirs traumatiques qui ont toujours Ă©tĂ© prĂ©sents chez d’autres victimes, et qu’ils rĂ©apparaissaient le plus souvent brutalement et de façon non contrĂŽlĂ©e « comme une bombe atomique », avec de multiples dĂ©tails trĂšs prĂ©cis, et accompagnĂ©s d’une dĂ©tresse, d’un sentiments d’effroi, de sidĂ©ration et de sensations strictement abominables.

Tant qu’il y aura disjonction et dissociation, la mĂ©moire traumatique sera dĂ©connectĂ©e et la victime n’aura pas accĂšs aux Ă©vĂ©nements traumatiques, suivant l’intensitĂ© de la dissociation elle pourra en ĂȘtre amnĂ©sique partiellement ou totalement.

Mais si la dissociation disparaĂźt, ce qui peut se produire quand la victime est enfin sĂ©curisĂ©e, ou bien quand une violence dĂ©passe les capacitĂ©s de dissociation ou se produit dans un contexte radicalement diffĂ©rent par rapport aux autres violences subies jusque lĂ , alors la mĂ©moire traumatique peut se reconnecter et elle peut "s’allumer" lors de liens rappelant les violences. Elle envahit l’espace psychique de la victime lui faisant revivre les violences comme une machine Ă  remonter le temps.

Cette mĂ©connaissance des phĂ©nomĂšnes psychotraumatiques, de la rĂ©alitĂ© et de la frĂ©quence des violences sexuelles commises sur des mineurs fait que les victimes qui ont des rĂ©miniscences traumatiques ne sont le plus souvent pas crues. On leur renvoie qu’il s’agit de fantasmes, d’hallucinations rentrant dans le cadre de psychoses, de bouffĂ©es dĂ©lirantes, de dĂ©mences ou bien de faux souvenirs.

À la fin des annĂ©es 1990, aux Etats-Unis, au moment oĂč des plaintes ont commencĂ© Ă  ĂȘtre dĂ©posĂ©es et prises en compte par les tribunaux aprĂšs des remĂ©morations, une polĂ©mique s’est dĂ©veloppĂ©e autour d’une association (The False Memory Syndrome Foundation) dĂ©nonçant ces remĂ©morations comme Ă©tant des faux souvenirs induits par des psychothĂ©rapeutes. Cette association dĂ©crivait mĂȘme une Ă©pidĂ©mie de dĂ©nonciations de violences sexuelles dans l’enfance basĂ©es sur ce "syndrome des faux souvenirs". Cette contestation reposait sur le fait que des traumatismes aussi graves ne pouvaient pas ĂȘtre oubliĂ©s et que des thĂ©rapeutes trop zĂ©lĂ©s greffaient ces faux souvenirs chez leurs patients.

Des scientifiques se sont alors mobilisĂ©s pour dĂ©montrer que les amnĂ©sies traumatiques existaient bel et bien, et qu’elles Ă©taient prouvĂ©es par de trĂšs nombreuses Ă©tudes dont les Ă©tudes prospectives citĂ©es plus haut, et que les souvenirs retrouvĂ©s Ă©taient trĂšs rarement liĂ©s Ă  des remĂ©morations survenues lors de psychothĂ©rapies

Cet ensemble impressionnant d’études scientifiques (Hopper J., 2015) a permis d’invalider la thĂ©orie des "faux souvenirs", et des enquĂȘtes ont pu dĂ©montrer que les chiffres avancĂ©s par the False Memory Syndrome Foundation pour justifier d’une Ă©pidĂ©mie de faux souvenirs dĂ©clenchĂ©s par des thĂ©rapies Ă©taient, eux, rĂ©ellement faux. Mais le mal Ă©tait fait, et encore aujourd’hui cette thĂ©orie peut ĂȘtre opposĂ©e aux victimes.

5 Les stratégies de survie mises en place par les enfants traumatisés.

Les enfants victimes, quand ils sont abandonnĂ©es sans protection et qu’ils ne bĂ©nĂ©ficient ni de solidaritĂ©, ni de soutien, ni de soins, sont condamnĂ©s Ă  mettre en place des stratĂ©gies de survie handicapantes et Ă©puisantes. 

Pendant les violences et tant que l’enfant est exposĂ© Ă  l’agresseur, trois mĂ©canismes principaux sont mis en place pour y survivre :  

  • la fuite, quand elle est possible et c’est rare, elle reprĂ©sente souvent un grand danger pour l’enfant. Une fugue chez un enfant ou un dĂ©part prĂ©coce du milieu familial chez un adolescent doivent toujours faire rechercher des violences qui pourraient en ĂȘtre Ă  l’origine.
  • un mĂ©canisme d’adaptation pour Ă©viter la survenue de violences et le risque de rejet et d’abandon, les enfants s’hyper-adaptent Ă  leurs agresseurs et pour cela ils s’identifient Ă  eux, ils apprennent Ă  percevoir et Ă  anticiper leurs moindres changements d’humeur. Ils deviennent de vĂ©ritables scanners, capables de dĂ©crypter et d’anticiper les besoins de leurs bourreaux. Il est essentiel que ceux-ci ne soient jamais contrariĂ©s, ni Ă©nervĂ©s, ni frustrĂ©s, il faut donc les connaĂźtre parfaitement, ĂȘtre en permanence attentifs Ă  ce qu’ils font, Ă  ce qu’ils pensent. Ce phĂ©nomĂšne peut donner l’impression aux enfants d’ĂȘtre trĂšs attachĂ©s Ă  leurs bourreaux puisque ces derniers prennent toute la place dans leur tĂȘte (syndrome de Stockholm). Les enfants peuvent croire que  leurs agresseurs comptent plus que tout pour eux (c’est ce que leur rappelle sans cesse l’agresseur : «je suis tout pour toi, sans moi tu n’es rien »), et que ce qu’ils ressentent est un sentiment amoureux alors que c’est une rĂ©action d’adaptation Ă  une situation de mise sous terreur.
  • un mĂ©canisme neuro-biologique de protection face au stress extrĂȘme et Ă  des situations intolĂ©rables, qui se met en place automatiquement : la dissociation. Ils sont alors, comme nous l’avons vu, dĂ©connectĂ©s de leurs Ă©motions, avec une anesthĂ©sie Ă©motionnelle et un seuil de rĂ©sistance Ă  la douleur trĂšs augmentĂ©. Ils se retrouvent Ă  fonctionner sur un mode automatique, comme robotisĂ©s, dĂ©tachĂ©s d’eux-mĂȘmes, comme s’ils Ă©taient spectateurs. Cela entraĂźne une pseudo-tolĂ©rance Ă  l’intolĂ©rable : «mĂȘme pas mal !». Tant que dure cette dissociation, la situation paraĂźt irrĂ©elle et il est trĂšs difficile pour les enfants d’arriver Ă  identifier la gravitĂ© des violences qu’ils subissent. De plus cette dissociation traumatique fera que face aux agresseurs ou Ă  toute autre personne, les enfants paraĂźtront indiffĂ©rents Ă  leur sort, inertes, puisqu’ils seront coupĂ©s de leurs Ă©motions. De mĂȘme les proches et les professionnels ne dĂ©tecteront pas facilement la dĂ©tresse et la souffrance des enfants, et passeront d’autant plus Ă  cĂŽtĂ©. Enfin, comme nous l’avons vu, cette dissociation est un facteur de risque important d’ĂȘtre maltraitĂ©, de devenir le souffre-douleur de tout le monde.

AprĂšs les violences et Ă  distance de l’agresseur, les enfants sortent de leur Ă©tat dissociatif permanent mais la mĂ©moire traumatique prend le relais et ils continuent d’ĂȘtre colonisĂ©s par les violences et l’agresseur aussitĂŽt qu’un lien les rappelle (lieu, situation, sensation, Ă©motion,
). Et c’est Ă  nouveau insupportable et donne l’impression de sombrer dans la folie. Les victimes traumatisĂ©es doivent alors essayer d’éviter Ă  tout prix cette mĂ©moire traumatique, pour cela deux stratĂ©gies sont possibles :

  • des conduites d’évitement, d’hypervigilance et de contrĂŽle que l'enfant met en place pour Ă©viter les dĂ©clenchements effrayants de sa mĂ©moire traumatique, vis-Ă -vis de tout ce qui est susceptible de la faire « exploser » (avec des angoisses de sĂ©paration, des comportements rĂ©gressifs, un retrait intellectuel, des phobies et des troubles obsessionnels compulsifs comme des lavages rĂ©pĂ©tĂ©s ou des vĂ©rifications incessantes, une intolĂ©rance au stress), il va frĂ©quemment se crĂ©er un petit monde sĂ©curisĂ© parallĂšle oĂč il se sentira en sĂ©curitĂ© qui peut ĂȘtre un monde physique (comme sa chambre, entourĂ© d’objets, de peluches ou d’animaux qui le rassure) ou mental (un monde parallĂšle oĂč il se rĂ©fugie continuellement).Tout changement sera perçu comme menaçant car mettant en pĂ©ril les repĂšres mis en place et il adoptera des conduites d'hypervigilance (avec une sensation de peur et de danger permanent, un Ă©tat d'alerte, une hyperactivitĂ©, une irritabilitĂ© et des troubles de l'attention). Ces conduites d’évitement et d’hypervigilance sont Ă©puisantes et envahissantes, elles entraĂźnent des troubles cognitifs (troubles de l’attention, de la concentration et de la mĂ©moire) qui ont souvent un impact nĂ©gatif sur la scolaritĂ© et les apprentissages. Mais les enfants traumatisĂ©s sont souvent contrecarrĂ©s dans leurs conduites d'Ă©vitement et de contrĂŽle par un monde adulte qui ne comprend rien Ă  ce qu'ils ressentent. Ils doivent s'autonomiser et s'exposer Ă  ce qui leur fait le plus peur, comme ĂȘtre sĂ©parĂ© d'un parent ou d'un adulte protecteur, dormir seul dans le noir, ĂȘtre confrontĂ© Ă  son agresseur ou Ă  quelqu'un qui lui ressemble, Ă  des situations nouvelles et inconnues, etc. Quand un enfant n'est pas sĂ©curisĂ© et n'a pas la possibilitĂ© de mettre en place des conduites d'Ă©vitement efficaces, sa mĂ©moire traumatique va exploser frĂ©quemment ce qui le plonge Ă  chaque fois dans une grande dĂ©tresse jusqu'Ă  ce qu'il se dissocie par disjonction, mais du fait d'une accoutumance aux drogues dissociantes sĂ©crĂ©tĂ©es par le cerveau, le circuit Ă©motionnel va de moins en moins pouvoir disjoncter, ce qui engendre une dĂ©tresse encore plus intolĂ©rable qui ne pourra ĂȘtre calmĂ©e ou prĂ©venue que par des conduites Ă  risque dissociantes. 
  • des conduites Ă  risque dissociantes dont l'enfant et l'adolescent expĂ©rimentent rapidement l'efficacitĂ© servent Ă  provoquer « à tout prix » une disjonction pour Ă©teindre de force la rĂ©ponse Ă©motionnelle en l’anesthĂ©siant et calmer ainsi l'Ă©tat de tension intolĂ©rable ou prĂ©venir sa survenue. Cette disjonction provoquĂ©e peut se faire de deux façons, soit en provoquant un stress trĂšs Ă©levĂ© qui augmentera la quantitĂ© de drogues dissociantes sĂ©crĂ©tĂ©es par l'organisme, soit en consommant des drogues dissociantes (alcool, stupĂ©fiants). Ces conduites Ă  risques dissociantes sont des conduites auto-agressives (se frapper, se mordre, se brĂ»ler, se scarifier, tenter de se suicider), des mises en danger (conduites routiĂšres dangereuses, jeux dangereux, sports extrĂȘmes, conduites sexuelles Ă  risques, situations prostitutionnelles, fugues, frĂ©quentations dangereuses), des conduites addictives (consommation d'alcool, de drogues, de mĂ©dicaments, troubles alimentaires, jeux addictifs), des conduites dĂ©linquantes et violentes contre autrui (l'autre servant alors de fusible grĂące Ă  l'imposition d'un rapport de force pour disjoncter et s'anesthĂ©sier). Les conduites Ă  risques sont donc des mises en danger dĂ©libĂ©rĂ©es. Elles consistent en une recherche active voire compulsive de situations, de comportements ou d'usages de produits connus comme pouvant ĂȘtre dangereux Ă  court ou Ă  moyen terme. Le risque est recherchĂ© pour son pouvoir dissociant direct (alcool, drogues) ou par le stress extrĂȘme qu'il entraĂźne (jeux dangereux), et sa capacitĂ© Ă  dĂ©clencher la disjonction de sauvegarde qui va dĂ©connecter les rĂ©ponses Ă©motionnelles et donc crĂ©er une anesthĂ©sie Ă©motionnelle et un Ă©tat dissociatif. Mais elles rechargent aussi la mĂ©moire traumatique, la rendant toujours plus explosive, et rendant les conduites dissociantes toujours plus nĂ©cessaires, crĂ©ant une vĂ©ritable addiction aux mises en danger et/ou Ă  la violence (Salmona, 2012, 2013, 2015). 

Les conduites dissociantes sont incomprĂ©hensibles et paraissent paradoxales Ă  tout le monde (Ă  la victime, Ă  ses proches, aux professionnels). Elles sont chez les victimes Ă  l'origine de sentiments de culpabilitĂ© et d'une grande solitude, qui les rendent encore plus vulnĂ©rables. Et elles sont, du cĂŽtĂ© des proches et des professionnels, souvent Ă  l’origine de rejet, d’incomprĂ©hension, voire de maltraitances. Elles peuvent entraĂźner un Ă©tat dissociatif permanent comme lors des violences avec la mise en place d’un dĂ©tachement et d’une indiffĂ©rence apparente qui les mettent en danger d’ĂȘtre encore moins secourues et d’ĂȘtre ignorĂ©es et encore plus maltraitĂ©es. De plus cet Ă©tat dissociatif donne aux victimes la douloureuse impression de n’ĂȘtre pas elles-mĂȘmes, comme dans une mise en scĂšne permanente. L’anesthĂ©sie Ă©motionnelle les oblige Ă  «jouer» des Ă©motions dans les relations avec les autres, avec le risque de n’ĂȘtre pas tout en fait en phase, de sur ou sous-jouer.

6 Des risques d’auto-agressions, de suicides, et de subir à nouveau des violences ou d’en reproduire

La mĂ©moire traumatique et les conduites dissociantes peuvent ĂȘtre Ă  l’origine de risques vitaux, avec un risque dĂ©cuplĂ© de mourir prĂ©cocement d’accident  (avec les mises en danger, cf les travaux de Jacqueline Cornet, 1997) ou de suicide. Dans l’enquĂȘte d’AIVI (l’Association internationale des victimes d’inceste) et dans le questionnaire de l’association MĂ©moire Traumatique et Victimologie (rapport IVSEA, 2015), 50% des victimes de violences sexuelles dans l’enfance ont fait des tentatives de suicide.

Si certaines tentatives de suicide peuvent ĂȘtre liĂ©es Ă  une volontĂ© rĂ©flĂ©chie d’en finir avec une vie de souffrance, la plupart sont dues Ă  la mĂ©moire traumatique de la volontĂ© destructrice et criminelle de l’agresseur qui, en envahissant le psychisme de la personne victime, peut la faire brutalement basculer dans un passage Ă  l’acte suicidaire. Celui-ci reproduit soit une tentative de meurtre subie par le passĂ©, soit le «tu ne vaux rien, tu n’es rien, tu ne mĂ©rites pas de vivre, tu es indigne, tu n’es qu’un dĂ©chet Ă  jeter, etc.» mis en scĂšne par l’agresseur. La victime est colonisĂ©e par le dĂ©sir meurtrier de l’agresseur qui s’impose Ă  elle, comme s’il Ă©manait de ses propres pensĂ©es. C’est intolĂ©rable, et rĂ©pondre Ă  cette injonction en se supprimant, dans une compulsion dissociante, devient la seule solution pour Ă©chapper Ă  cette scĂšne et pour Ă©teindre cette violence qui explose en elle.

Du fait de ces conduites dissociantes Ă  risque, laisser des victimes de violences traumatisĂ©es sans soin est un facteur de risque de reproduction de violences de proche en proche et de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration, les victimes prĂ©sentant un risque important de subir Ă  nouveau des violences, et aussi d’en commettre contre elles-mĂȘmes, et pour un petit nombre d’entre elles contre autrui, ce qui suffit Ă  alimenter sans fin un cycle des violences. L’OMS a reconnu en 2010 que le facteur principal pour subir ou commettre des violences est d’en avoir dĂ©jĂ  subi. 

Reproduire les violences qu’on a subies sur des enfants est terriblement efficace pour s’anesthĂ©sier Ă©motionnellement et Ă©craser la petite victime qu’on a Ă©tĂ© et que l’on mĂ©prise, on bascule alors dans une toute puissance qui permet d’échapper Ă  sa mĂ©moire traumatique et d’échapper Ă  des Ă©tats de terreur ou de peur permanente. Il s’agit d’une stratĂ©gie dissociante. Mais si, quand on est traumatisĂ© et laissĂ© Ă  l’abandon sans soin ni protection, on ne peut ĂȘtre tenu responsable d’ĂȘtre envahi par une mĂ©moire traumatique qui fait revivre les violences, et de mettre en place des stratĂ©gies de survie telles que des conduites d’évitement, de contrĂŽle et/ou des conduites dissociantes, en revanche on est responsable du choix qu’on opĂšre de les utiliser contre autrui en l’instrumentalisant comme un fusible pour disjoncter. 

Quand la mĂ©moire traumatique de l’agresseur revient hanter la victime avec sa haine, son mĂ©pris, son excitation perverse, soit la victime peut courageusement se battre pour contrĂŽler sans relĂąche ce qu’elle pense ĂȘtre ses propres dĂ©mons (alors qu’il ne s’agit pas d’elle, de ce qu’elle est, mais d’une remĂ©moration traumatique intrusive qui s’impose Ă  elle sans qu’elle puisse l’identifier comme telle, et qui se prĂ©sente comme des phobies d’impulsion, avec la peur de passer Ă  l’acte) en s’auto-censurant et en Ă©vitant toutes les situations qui peuvent dĂ©clencher des images ou des sensations intrusives (comme des situations sexualisĂ©es, comme ĂȘtre avec des enfants, les toucher), soit elle peut retourner ces intrusions contre elle et se haĂŻr, se mĂ©priser et s’auto-agresser sexuellement pour disjoncter et s’anesthĂ©sier, soit elle peut faire corps avec ces intrusions, s’identifier Ă  elles et passer Ă  l’acte sur autrui en reproduisant les actes commis par son agresseur, ce qui va lĂ  aussi lui permettre de disjoncter et s’anesthĂ©sier avec en prime un sentiment de toute-puissance et le risque d’une vĂ©ritable addiction Ă  la violence sexuelle. Pour un enfant il est difficile de lutter contre ces envahissements incomprĂ©hensibles, mais pour un adulte le choix de ne pas passer Ă  l’acte sur autrui, de ne pas gravement transgresser les lois, de ne pas mĂ©priser les droits de la victime et sa souffrance, est toujours possible, impliquant cependant de mettre en place en soi tout un arsenal de contraintes. 

Par ailleurs il est Ă©vident que c’est bien parce que les enfants n’ont pas Ă©tĂ© protĂ©gĂ©s, ont Ă©tĂ© abandonnĂ©s sans soins appropriĂ©s qu’ils doivent composer avec une mĂ©moire traumatique redoutable qui les oblige Ă  s’auto-censurer sans cesse, Ă  vivre dans une guerre permanente. Leur mĂ©moire traumatique  aurait dĂ» ĂȘtre traitĂ©e et transformĂ©e en mĂ©moire autobiographique, ce qui les aurait libĂ©rĂ©s de la torture que reprĂ©sentent des violences et des agresseurs continuellement prĂ©sents en soi.

III Sortir du déni, protéger et soigner les enfants victimes de violences, informer et former les professionnels : une urgence en terme de respect des droits fondamentaux, de justice et de santé publique.

Par ailleurs il est Ă©vident que c’est bien parce que les enfants n’ont pas Ă©tĂ© protĂ©gĂ©s, ni reconnus (83% d’entre eux selon notre enquĂȘte IVSEA, 2015), ont Ă©tĂ© abandonnĂ©s sans soins appropriĂ©s qu’ils doivent composer avec une mĂ©moire traumatique redoutable qui les oblige Ă  s’auto-censurer sans cesse, Ă  vivre dans une guerre permanente. Leur mĂ©moire traumatique aurait dĂ» ĂȘtre traitĂ©e et transformĂ©e en mĂ©moire autobiographique, ce qui les aurait libĂ©rĂ©s de la torture que reprĂ©sentent des violences et des agresseurs continuellement prĂ©sents en soi.

La grande majoritĂ© des enfants n’a pas pu parler des violences subies avant des annĂ©es, voire des dizaines d’annĂ©es. À la question du questionnaire d’auto-Ă©valuation de l’impact et de la prise en charge des victimes de violences sexuelles que notre association a mis en ligne "Pourquoi vous n’avez pas pu en parler", les rĂ©ponses sont par ordre de frĂ©quence : 

  • la difficultĂ© Ă  mettre des mots sur ce qui s’est passĂ© et Ă  l’identifier, 
  • le sentiment de culpabilitĂ© («je pensais que c’était de ma faute»)
  • la peur de ne pas ĂȘtre cru-e
  • l’impossibilitĂ© d’en parler du fait de la souffrance que cela rĂ©active
  • la peur des menaces de l’agresseur
  • l’amnĂ©sie traumatique 
  • la peur des rĂ©actions de l’interlocuteur.

Il faut aider les victimes Ă  parler, pour cela il faut communiquer sur la rĂ©alitĂ© des violences sexuelles et sur leur consĂ©quences, les informer sur la loi, les droits des personnes, il faut, et c’est essentiel, leur poser des questions. Et quand elles arrivent Ă  parler, il faut les Ă©couter, les croire, reconnaĂźtre les violences sexuelles subies et les traumas qu’elles prĂ©sentent, les protĂ©ger, ĂȘtre solidaire et leur apporter protection, soutien et soin. Il est trĂšs important de leur donner des informations et d’expliquer les mĂ©canismes psychologiques et neurobiologiques psychotraumatiques pour que les victimes comprennent ce qui leur arrive, pour qu’elles puissent se dĂ©culpabiliser et avoir une boĂźte Ă  outils pour mieux se comprendre.

Tous ces symptĂŽmes psychotraumatiques qui traduisent une grande souffrance chez les victimes de violences sexuelles, sont encore trop mĂ©connus. En France, en 2015, les mĂ©decins et les autres professionnels de la santĂ© ne sont toujours pas formĂ©s ni en formation initiale - lors d’une enquĂȘte rĂ©cente auprĂšs des Ă©tudiants en mĂ©decine plus de 80 % ont dĂ©clarĂ© ne pas avoir reçu de formation sur les violences et 95% ont demandĂ© une formation pour mieux prendre en charge les victimes de violences - ni en formation continue, et l’offre de soins adaptĂ©s est trĂšs rare (enquĂȘte, ). Comme nous l’avons vu de nombreux diagnostics psychiatriques seront portĂ©s Ă  tort et des traitement essentiellement dissociants et anesthĂ©siants proposĂ©s (psychotropes Ă  hautes doses, mĂ©thodes psychothĂ©rapiques dissociantes), quand ils ne sont pas violents (enfermement, isolement, contention
).

Tous ces troubles psychotraumatiques sont rĂ©gressifs dĂšs qu’une prise en charge de qualitĂ© permet de traiter la mĂ©moire traumatique. La mĂ©connaissance de tous ces mĂ©canismes psychotraumatiques, l’absence de soins, participent donc Ă  l’abandon oĂč sont laissĂ©es les victimes, Ă  la non-reconnaissance de ce qu’elles ont subi, Ă  leur culpabilisation, Ă  leur mise en cause et Ă  de frĂ©quentes maltraitances. Les victimes, condamnĂ©es Ă  organiser seules leur protection et leur survie, sont considĂ©rĂ©es comme responsables de leur propres malheurs.

 

Des soins essentiels

Les soins sont essentiels, la mĂ©moire traumatique doit ĂȘtre traitĂ©e. Il s’agit de faire des liens, de comprendre, de sortir de la sidĂ©ration en dĂ©montant le systĂšme agresseur et en remettant le monde Ă  l’endroit, de, petit Ă  petit, dĂ©samorcer la mĂ©moire traumatique, de l’intĂ©grer en mĂ©moire autobiographique, et de dĂ©coloniser ainsi la victime des violences et du systĂšme agresseur. 

La prise en charge thĂ©rapeutique doit ĂȘtre la plus prĂ©coce possible. En traitant la mĂ©moire traumatique, c'est-Ă -dire en l'intĂ©grant en mĂ©moire autobiographique, elle permet de rĂ©parer les atteintes neurologiques, et de rendre inutiles les stratĂ©gies de survie.

Le travail psychothĂ©rapique consiste à faire des liens, en rĂ©introduisant des reprĂ©sentations mentales pour chaque manifestation de la mĂ©moire traumatique (perfusion de sens), ce qui va permettre de rĂ©parer et de rĂ©tablir les connexions neurologiques qui ont subi des atteintes et mĂȘme d’obtenir une neurogĂ©nĂšse. Il s’agit de « rĂ©parer » l’effraction psychique initiale, la sidĂ©ration psychique liĂ©e Ă  l’irreprĂ©sentabilitĂ© des violences. Effraction responsable d’une panne psychique qui rend le cerveau incapable de contrĂŽler la rĂ©ponse Ă©motionnelle, ce qui est Ă  l’origine du stress dĂ©passĂ©, du survoltage, de la disjonction, puis de l’installation d’une dissociation et d’une mĂ©moire traumatique. Cela se fait en « revisitant » le vĂ©cu des violences, accompagnĂ© pas Ă  pas par un « dĂ©mineur professionnel » avec une sĂ©curitĂ© psychique offerte par la psychothĂ©rapie et si nĂ©cessaire par un traitement mĂ©dicamenteux, pour que ce vĂ©cu puisse petit Ă  petit devenir intĂ©grable, car mieux reprĂ©sentable, mieux comprĂ©hensible, en mettant des mots sur chaque situation, sur chaque comportement, sur chaque Ă©motion, en analysant avec justesse le contexte, ses rĂ©actions, le comportement de l’agresseur, ce qui permet de sortir de la dissociation et de dĂ©miner la mĂ©moire traumatique (Boon, 2014 ; Salmona, 2013). Il s’agit de remettre le monde Ă  l’endroit. Il faut dĂ©monter tout le systĂšme agresseur, et reconstituer avec l'enfant son histoire en restaurant sa personnalitĂ© et sa dignitĂ©, en les dĂ©barrassant de tout ce qui les avait colonisĂ©es et aliĂ©nĂ©es (mises en scĂšnes, mensonges, dĂ©ni, mĂ©moire traumatique). Pour que la personne qu'il est fondamentalement puisse Ă  nouveau s'exprimer librement et vivre tout simplement. Pour que l'enfant terrorisĂ© ne soit enfin plus jamais seul. "Pour abattre le mur du silence et rejoindre l'enfant qui attend" (Alice Miller, 1992).

Cette analyse poussĂ©e permet au cerveau associatif et Ă  l’hippocampe de re-fonctionner et de reprendre le contrĂŽle des rĂ©actions de l’amygdale cĂ©rĂ©brale, et d’encoder la mĂ©moire traumatique Ă©motionnelle pour la transformer en mĂ©moire autobiographique consciente et contrĂŽlable. De plus il a Ă©tĂ© dĂ©montrĂ© qu’une prise en charge spĂ©cialisĂ©e permettait de rĂ©cupĂ©rer des atteintes neuronales liĂ©es au stress extrĂȘme lors du traumatisme, avec une neurogenĂšse et une amĂ©lioration des liaisons dendritiques visibles sur des IRM (Imagerie par RĂ©sonance MagnĂ©tique) (Ehling, T., . 2003). 

Rapidement, ce travail se fait quasi automatiquement et permet de sĂ©curiser le terrain psychique, car lors de l’allumage de la mĂ©moire traumatique le cortex pourra dĂ©sormais contrĂŽler la rĂ©ponse Ă©motionnelle et apaiser la dĂ©tresse, sans avoir recours Ă  une disjonction spontanĂ©e ou provoquĂ©e par des conduites dissociantes Ă  risque. Il s’agit pour le patient de devenir expert en « dĂ©minage » et de poursuivre le travail seul, les conduites dissociantes ne sont plus nĂ©cessaires et la mĂ©moire traumatique se dĂ©charge de plus en plus, la sensation de danger permanent s’apaise et petit Ă  petit il devient possible de se dĂ©coloniser de la mĂ©moire traumatique et de retrouver sa cohĂ©rence, et d’arrĂȘter de survivre pour vivre enfin. 

 

Conclusion

Il est donc essentiel de protéger les enfants des violences et d'intervenir le plus tÎt possible pour leur donner des soins spécifiques, il s'agit de situations d'urgence pour éviter la mise en place de troubles psychotraumatiques sévÚres et chroniques qui auront de graves conséquences sur leur vie future, leur santé, leur scolarisation et socialisation, et sur le risque de perpétuation des violences. 

Et il est nĂ©cessaire de promouvoir les droits des enfants et l’égalitĂ© femmes-hommes, d’amĂ©liorer le fonctionnement de la protection de l’enfance et de la justice, et de lutter contre l’impunitĂ©. Il est tout aussi nĂ©cessaire de sensibiliser et de former tous les professionnels de l'enfance, des secteurs mĂ©dico-sociaux, associatifs et judiciaires sur la rĂ©alitĂ© des violences et de leurs consĂ©quences psychotraumatiques. La prĂ©vention des violences passe avant tout par la protection et le soin des victimes. Parce qu’ils ne seront plus condamnĂ©s au silence, ni abandonnĂ©s sans protection et sans soins, ces enfants victimes pourront sortir de cet enfer oĂč les condamne la mĂ©moire traumatique des violences sexuelles subies.

C’est une vĂ©ritable rĂ©volution qu’il faut donc opĂ©rer, en passant d’une situation oĂč presque aucune de ces personnes victimes de violences sexuelles n’est repĂ©rĂ©e, et oĂč les rares qui parlent ne sont pas entendues, ni crues, Ă  une situation oĂč la prĂ©occupation majeure sera d’assurer leur protection en les questionnant toutes frĂ©quemment, pour savoir ce qu’elles vivent et subissent, et en accordant ainsi une valeur importante Ă  leur tĂ©moignage.

 

Pays: 
Auteur: 
Dre Muriel SALMONA
Organisation de l'auteur: 
Blogs Mediapart

Please note that these reports are hosted by CRIN as a resource for Child Rights campaigners, researchers and other interested parties. Unless otherwise stated, they are not the work of CRIN and their inclusion in our database does not necessarily signify endorsement or agreement with their content by CRIN.