BANGLADESH : le bordel de mĂšre en fille

Summary: Dans la plus grande maison close du pays, Ă  Daulatdia, vivent 1 500 prostituĂ©es et leurs 600 enfants. Si les petites filles rĂȘvent d’ĂȘtre hĂŽtesse de l’air ou prof, elles sont pour la plupart vouĂ©es Ă  reprendre, parfois trĂšs jeunes, le flambeau maternel.

[Le 30 juin 2013] - Avec ses 15 ans, son sourire magnifique et son sari beige, Jesmin est belle comme une princesse. La jeune fille modĂšle vient de rĂ©ussir son examen scolaire et rĂȘve de devenir avocate. Mais Jesmin est une fille du bordel de Daulatdia, au Bangladesh. Elle y est nĂ©e, sa mĂšre s’y prostitue, et elle-mĂȘme tente d’échapper Ă  ce destin.

Pour l’instant, elle se sait privilĂ©giĂ©e : seuls quelques dizaines d’enfants de «travailleuses du sexe» grandissent Ă  l’abri dans une safe house, un centre d’hĂ©bergement attenant au bordel. Une ONG locale, Piact (1), en accueille seize. «MĂȘme si c’est encore trop prĂšs du bordel, j’aime ĂȘtre ici. Personne ne va nous agresser ou nous insulter», raconte Jesmin. Pas comme les enfants nĂ©s et vivant au bordel : «Ce sont des victimes», dit-elle.

Ouvert 24 heures sur 24

Daulatdia est le plus grand des quatorze bordels officiellement rĂ©pertoriĂ©s au Bangladesh, situĂ© Ă  100 km Ă  l’ouest de Dacca, la capitale. On y compte 1 500 prostituĂ©es et 600 enfants vivant avec elles. En tout, 15 000 Ă  20 000 enfants grandiraient dans les bordels du pays. Et il s’avĂšre trĂšs difficile de briser le cercle vicieux qui conduit les filles Ă  emprunter le chemin de la prostitution. Selon Jesmin, «les mĂšres ne veulent pas que leurs filles fassent le mĂȘme travail». Mais Ă  son Ăąge, beaucoup vendent leur corps. Selon l’ONG Save the Children, 240 enfants se prostituent Ă  Daulatdia.

Le bordel, un village formĂ© de casemates serrĂ©es autour de cours exiguĂ«s, s’organise autour de l’étroite allĂ©e centrale et de ses commerces - restos, bars, pharmacie, Ă©picerie . Trois mille personnes vivent ici, mais aucun espace n’existe pour accueillir les enfants. Aujourd’hui, jour de pluie et de vent, on avance dans l’eau et la boue, ce qui n’empĂȘche pas les filles de nous aguicher. Elles sont souriantes, trĂšs jeunes, parfois belles. Les clients dĂ©barquent du train qui s’arrĂȘte tout prĂšs, ou arrivent du terminal des ferries traversant le fleuve Padma. Ouvert 24 heures sur 24, le bordel, legs de la colonisation anglaise, est situĂ© fort habilement Ă  un nƓud de circulation oĂč transitent des dizaines de milliers de personnes. Il offre une halte commode aux voyageurs.

On a rendez-vous au local d’Amosus, l’association crĂ©Ă©e en 2004 par les travailleuses du sexe pour dĂ©fendre leurs droits. Elle revendique 825 adhĂ©rentes, qui payent 100 taka (10 centimes d’euro) par mois pour avoir leur carte. Moni, la prĂ©sidente, raconte : «Avant, les enfants du bordel ne pouvaient pas aller Ă  l’école, et nous, on n’avait pas le droit d’en sortir en chaussures. Quand une travailleuse du sexe dĂ©cĂ©dait, on ne pouvait pas l’enterrer au cimetiĂšre. On n’avait pas d’eau potable, pas d’électricitĂ©, pas de sanitaires. On ne pouvait mĂȘme pas voter.»

La retraite à 30 ans

Les femmes ont conquis ces droits, aidĂ©es par diverses ONG. «On avait aussi des ennuis avec la police, qui rentrait ici et prenait notre argent, ou mĂȘme avec les journalistes. Et les voisins nous harcelaient», poursuit Moni. GrĂące au travail avec les Ă©lus et la sociĂ©tĂ© civile, les mentalitĂ©s Ă©voluent. Les prostituĂ©es sont mieux acceptĂ©es, mais la mĂ©fiance demeure envers elles et leurs filles, souvent insultĂ©es au nom de «Notir Meye» («filles du bordel»). Et si les autoritĂ©s locales leur ont accordĂ© le droit de vote, c’est, selon une Ă©tude de Save the Children (2), pour mieux rĂ©cupĂ©rer les voix du bordel, dont elles tirent aussi de solides subsides en extorquant les travailleuses.

A Daulatdia, il n’y a plus de service de santĂ©, juste une petite pharmacie. Un mĂ©decin qui vient de l’extĂ©rieur rĂ©alise «deux Ă  trois avortements par jour», selon Save the Children. Les prĂ©servatifs sont disponibles, mais certains clients prĂ©fĂšrent payer plus pour un rapport sans protection (5 euros au lieu de 2). Autre souci : «Les travailleuses du sexe gagnent de l’argent, mais quand elles seront vieilles, comment feront-elles ? se demande Moni. Il faut qu’on leur trouve un travail pour qu’elles continuent Ă  avoir un revenu.»

A dĂ©faut, les filles prennent le relais d’une mĂšre jugĂ©e trop vieille. La retraite sonne souvent dĂšs 30 ans. C’est pourquoi Moni voudrait les Ă©loigner : «Les enfants partent Ă  l’école le matin Ă  9 heures, reviennent Ă  17 heures. Et lĂ , ils peuvent observer toutes nos activitĂ©s. C’est trĂšs mauvais, ça crĂ©e des problĂšmes psychologiques. On veut des centres d’hĂ©bergement pour qu’ils grandissent Ă  l’extĂ©rieur.» Malheureusement, cela coĂ»te cher, et les ONG ont de moins en moins de fonds. Alors, «les filles se mettent Ă  la prostitution», admet Moni. Cela commence tĂŽt : elle-mĂȘme est arrivĂ©e avec sa mĂšre Ă  12 ans. A 15 ans, elle tapinait. Elle compte aujourd’hui trente ans d’anciennetĂ©.

A Daulatdia, la vie s’écoule au rythme des cris des enfants, assis sur des tabourets auprĂšs de leurs mĂšres qui discutent avec les clients. Le bordel, qui compte 1 965 chambres selon une ONG, est un monde fermĂ©. Chaque femme loue une petite chambre oĂč elle vit et travaille. Lors des passes, elle fait juste sortir son enfant. La location journaliĂšre pour une piĂšce bien amĂ©nagĂ©e, coquette et confortable parfois, coĂ»te 2 euros. Il y a aussi des chambres pourries Ă  50 centimes d’euro.

50 euros pour déflorer une vierge

Au Bangladesh, la prostitution n’est ni lĂ©gale ni illĂ©gale, explique le sociologue A.S.M. Amanullah. Dans un bordel, elle est autorisĂ©e pour les femmes de plus de 18 ans disposant d’un certificat Ă©tabli par un magistrat. Et contre un billet, ce dernier ne se montre pas trĂšs regardant sur l’ñge rĂ©el. C’est ainsi que des filles de 13 ans y travaillent. Les policiers ne sont d’aucun secours: selon les tĂ©moignages, ils rackettent les prostituĂ©es, consomment Ă  l’Ɠil et ne s’interposent pas quand la violence, frĂ©quente, Ă©clate. «La police fait partie du business, indique le sociologue. Souvent, ce sont les plus gros clients, et ils ne payent pas forcĂ©ment. Parfois, les filles sont victimes de viols en rĂ©union de leur part.»

Les filles de 13 Ă  18 ans sont les plus prisĂ©es, selon diverses Ă©tudes (3). En moyenne, la prostitution commence Ă  13 ans, parfois dĂšs 11 ans, avec les filles du bordel ou d’autres introduites illĂ©galement. «Les policiers reçoivent 10 000 ou 20 000 taka [100 ou 200 euros] de pot-de-vin pour laisser entrer des enfants au bordel», confie Amanullah. Des leaders politiques locaux participent au recrutement.

Dans cet univers immuable, les mĂšres jouent un rĂŽle complexe. Selon une anthropologue canadienne, ThĂ©rĂšse Blanchet, certaines s’arrogent le droit de «disposer de la sexualitĂ© de leurs filles». Souvent, celles-ci commencent Ă  danser pour les clients dĂšs 8 ou 10 ans, contre rĂ©tribution. C’est aussi, souvent, l’ñge des premiĂšres expĂ©riences sexuelles. DĂ©florer une jeune vierge se paye 50 euros : la mĂšre se charge de trouver le client.

DĂšs qu’elles ont leurs rĂšgles, les filles sont «enregistrĂ©es» auprĂšs des mĂšres maquerelles. Pour paraĂźtre plus ĂągĂ©es et appĂ©tissantes, les plus jeunes prennent de l’oradexone, un stĂ©roĂŻde qui fait grossir notamment les seins et les hanches, et dĂ©forme les traits du visage. Certaines filles subissent l’existence de chukri, des esclaves achetĂ©es par des dalals («maquereaux») : elles ne gardent rien de l’argent qu’elles rapportent.

MalgrĂ© cette prostitution enfantine, les bordels sont durablement installĂ©s dans les creux hypocrites d’une sociĂ©tĂ© par ailleurs pieuse et conservatrice. «Ils ne sont menacĂ©s que quand certains intĂ©rĂȘts alentour veulent rĂ©cupĂ©rer la terre, comme rĂ©cemment dans le district de Madaripur, explique Enamul Haque, de l’ONG Piact. Mais on a portĂ© plainte, et ça s’est calmĂ©.» Selon le sociologue Amanullah, «il y a eu un mouvement dans les annĂ©es 90 pour leur fermeture, mais la sociĂ©tĂ© civile ne l’a pas soutenu.» Et les femmes elles-mĂȘmes n’en veulent pas : «Si on n’était pas dans ce mĂ©tier, qu’est-ce qu’on ferait ? demande Moni. Ça ne nous intĂ©resse pas de partir.»

Amphétamines et sirop contre la toux

Certaines essayent, mais Ă©chouent. Laksmi (un pseudo), 35 ans, sari et paupiĂšres roses, travaille ici depuis quatre ans. A son fils de 11 ans qui grandit dans le centre d’hĂ©bergement Ă  cĂŽtĂ©, elle raconte qu’elle est travailleuse sociale. «Mais je pense qu’il a compris ce que je fais», avoue-t-elle. Pour sortir d’ici, Laksmi s’était mariĂ©e avec un babu, un client rĂ©gulier qui l’a emmenĂ©e chez lui. Mais il a entamĂ© une relation avec une autre prostituĂ©e et Laksmi l’a quittĂ©. «J’ai essayĂ© de trouver un emploi Ă  Dacca. Impossible : je n’ai jamais fait d’autre travail.» Elle est revenue au bordel.

Il est 18 heures, Laksmi va bientĂŽt commencer son activitĂ©. «AprĂšs 20 heures, il y a de la biĂšre et du vin. Les filles dansent, les clients payent. Je bois un peu, je me sens mieux. Certaines prennent du yaba [des amphĂ©tamines, ndlr] ou du Phensedyl [un sirop contre la toux contenant de la codĂ©ine], pas moi.» Elle gagne 2 euros pour un rapport (quinze minutes), 5 euros pour deux rapports (une heure). «Les autres filles ont un mec et lui donnent tout leur argent, "au nom de l’amour". Cela les sort de la solitude et les sĂ©curise.» Sinon elles dĂ©pendent de mĂšres maquerelles. Laksmi, elle, se veut indĂ©pendante : «Je prĂ©fĂšre garder mes sous pour subvenir aux besoins de mon fils et de ma mĂšre au village.»

LĂ -bas, ils pensent qu’elle travaille dans le textile. Quand elle va les voir, Laksmi met le hijab. Pour ĂȘtre tranquille. «Je n’aime pas le bordel, mais je ne vois pas comment je pourrais en sortir, dit-elle. Beaucoup de clients nous font miroiter des rĂȘves : "Viens avec moi, je te trouverai un job." Mais ça dure trois mois et c’est fini.»

Pour Ă©chapper Ă  ce destin, Jesmin, la jeune fille modĂšle, espĂšre continuer ses Ă©tudes. Comment ? La question du financement s’avĂšre cruciale. «Ma mĂšre essaye de m’aider, mais elle n’a pas assez d’argent.» En fait, elle l’a plus ou moins abandonnĂ©e. Jesmin ne lui en tient pas rigueur. «Elle n’aime pas cette profession, mais elle n’a pas d’autre moyen de vivre. Je veux la sortir de lĂ . Si je peux avoir un bon job, j’y arriverai.» Autour d’elle, les filles du centre d’hĂ©bergement rĂȘvent d’ĂȘtre mĂ©decin, prof ou hĂŽtesse de l’air. Mais elles savent quel sort les guette de l’autre cĂŽtĂ© du mur et lancent un cri d’alarme : «Il nous faut plus de soutien pour nous aider !»

(1) Program for the Introduction and Adaptation of Contraceptive Technology. (2) Amanullah, A.S.M. and Huda, N. (2012). «Study on the Situation of Children of Sex Workers in and Around Daulatdia Brothel.» Save the Children International, Dacca. (3) Lire «Sex Workers and Their Children in Bangladesh», Centre de développement durable, University of Liberal Arts, Dacca, novembre 2012.


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